
Arguing about justice, Axel Gosseries and Yannick Vanderborght (eds.) (Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2011)
Philippe Van Parijs est l’un des grands penseurs de notre temps, notamment pour ses contributions en éthique économique et sociale et en philosophie politique. Arguing about justice, édité par Axel Gosseries et Yannick Vanderborght, rassemble quarante et une courtes contributions en l’honneur de son soixantième anniversaire. La consigne donnée aux auteurs était de proposer des idées nouvelles et originales afin de susciter la réflexion et le débat. Ces contributions couvrent un ensemble très large de sujets, allant de la théorie de la liberté réelle pour tous à la question de la justice linguistique en passant par des discussions de la théorie marxiste ou de l’allocation universelle.
Cette grande diversité reflète bien entendu la grande richesse de l’œuvre de Philippe Van Parijs. L’ouvrage se revendique clairement comme n’étant ni une discussion ni une synthèse du travail de Van Parijs, mais celui-ci est à l’arrière-plan de la plupart des contributions. Il convient donc de rappeler brièvement certaines des contributions principales de Philippe Van Parijs à l’éthique économique et sociale et à la philosophie politique.
Une des grandes contributions de Van Parijs à l’éthique économique et sociale a été de promouvoir une « liberté réelle » égale pour tous, notamment dans son ouvrage Real freedom for all : what (if anything) can justify capitalism (Van Parijs 1995). Pour soutenir cette liberté réelle, il a proposé la mise en œuvre d’une allocation universelle, c’est-à-dire un transfert forfaitaire de ressources (typiquement, mais non exclusivement, des ressources monétaires), versé sur une base individuelle et de façon inconditionnelle. Cette allocation est financée en taxant toutes les rentes, dont les revenus du travail, car Van Parijs considère que dans un contexte de pénurie des emplois, ceux-ci constituent des situations de rente. Le versement de façon inconditionnelle signifie que la coopération, sous forme de participation aux activités productives, n’est pas requise pour toucher l’allocation universelle. Cette propriété répond au cas fameux du surfeur de Malibu : doit-on verser l’allocation à ce surfeur qui passe sa vie de façon oisive sans contribuer au développement du bien-être de la communauté ? Van Parijs répond qu’un véritable libéral ne peut favoriser un choix de vie plutôt qu’un autre, et qu’on ne saurait donc refuser l’allocation à ce surfeur.
Plusieurs contributions ont pour objet cette allocation universelle, soit pour en discuter la structure exacte (I. Carter discute son versement sous forme de revenu ou de capital ; P. van der Veen discute la valorisation de différents types de rentes), soit pour en décrire les conséquences positives (émergence d’une société soutenable chez C. Arnsperger et W.A. Johnson ; promotion d’une société égalitaire et nombreuse chez P.-M. Boulanger). D’autres décrivent sa mise en œuvre concrète (E.M. Suplicy) ou ses chances de mise en œuvre (D. Clerc, B. Jordan, A. Zelleke).
La notion de « liberté réelle » est elle aussi au cœur de plusieurs contributions. Sont ainsi discutées ses implications pour l’éthique familiale (A. Alstott) et pour le choix entre taxation et tarification (F. Blais). Karl Wilderquist propose une autre définition de la liberté qu’un libéral doit égaliser : il la nomme liberté comme contrôle effectif de la propriété de soi-même (Effective control self-ownership) et montre qu’elle peut également justifier une allocation universelle.
Récemment, Philippe Van Parijs a beaucoup travaillé sur la question de la justice linguistique, publiant notamment en 2011 son ouvrage Linguistic Justice for Europe and the World (Van Parijs 2011). Il y propose de tenir compte du développement de l’Anglais comme lingua franca, tout en répondant aux questions de justice sociale posées par l’adoption d’une telle lingua franca. Il étudie ainsi la possibilité d’une taxation des pays anglophones ainsi que le principe de territorialité linguistique (une seule langue officielle doit être admise sur un territoire afin notamment de protéger des langues menacées de disparition).
Assez naturellement, plusieurs contributions traitent de problèmes touchant à la justice linguistique. Certaines discutent son articulation à la justice économique (S. Bowles, A. Williams, M. Fleurbaey) et aux règles de partage des coûts liés au choix d’une lingua franca (J.H. Drèze). Helder Schutter attaque la proposition de territorialité linguistique et s’appuie sur l’exemple de Bruxelles pour montrer que ce principe n’est pas simple à mettre en œuvre ni juste lorsque les communautés linguistiques sont inextricablement mêlées sur un territoire. Le multilinguisme est bien entendu un défi pour toute démocratie et plusieurs auteurs discutent certains aspects de ce défi. Kris Deschouwer montre que la signification même du terme démocratie change selon l’origine linguistique des personnes. Dave Sinardet souligne, en prenant pour exemple la Belgique, les difficultés à mettre en place une sphère publique commune dans un espace multilinguistique ; il affirme que la mise en place d’un district électoral fédéral pourrait aider à l’émergence d’une telle sphère publique. Nenad Stojanovic met lui en avant les difficultés de l’organisation d’un tel district électoral si l’on veut pouvoir protéger les minorités linguistiques : il propose à cet effet un certain nombre d’amendements aux propositions faites en Belgique par le groupe de Pavie (dont Philippe Van Parijs est l’un des fondateurs).
Concernant cette question de la justice linguistique, il est intéressant de noter que l’ouvrage utilise cette lingua franca académique qu’est l’Anglais, mais que les éditeurs ont demandé aux auteurs de fournir un résumé de leur texte dans la langue de leur choix (hors Anglais), afin de contribuer à la diversité linguistique. Sur quarante et une contributions cependant, vingt-trois ont un résumé en Français et huit en Néerlandais (une seule en Esperanto), trace de l’origine géographique des contributeurs.
Philippe Van Parijs est un des membres fondateurs du « groupe de septembre » (September Group). L’objectif de ce groupe a été de promouvoir le marxisme analytique qui vise à donner une interprétation de la pensée de Marx à l’aide des outils de la philosophie analytique. Il s’agit aussi pour Van Parijs – notamment dans l’ouvrage Marxism Recycled (Van Parijs 1993) qui réunit certains de ses textes sur le sujet – de questionner Marx et d’aller au-delà de sa pensée.
Il n’est donc pas étonnant de retrouver plusieurs chapitres traitant de la pensée marxiste. Certains auteurs ont choisi de reprendre à nouveaux frais certaines positions centrales du marxisme, notamment le rapport aux droits de l’homme (J. Lacroix) ou le matérialisme historique (N. Vrousalis en discute l’aspect tragique en proposant un syndrome des « mains vides » par opposition à celui des « mains sales »). Les perspectives de l’émergence d’une société communiste, sans passer par la phase socialiste, discutée par Philippe Van Parijs et Robert van der Veen dans un article célèbre (van der Veen and Van Parijs 1986), est soumise à réexamen par Almaz Zelleke au vu des développements économiques récents. John Elster, quant à lui, se lance dans un difficile et très spéculatif exercice d’histoire contrefactuelle. Il se demande ce qui ce serait passé si Marx et Freud n’avaient jamais existé, et notamment si le bien-être de l’humanité et l’état de nos connaissances auraient souffert ou bénéficié de cette non-existence. Avec beaucoup de précautions étant données les incertitudes que soulèvent ces questions, il conclut que l’impact global aurait été positif. A n’en pas douter, cette thèse osée et provocatrice suscitera bien des réactions.
Outre les personnes déjà citées, on peut noter la participation à l’ouvrage de plusieurs membres du September Group qui n’ont pas choisi de traiter ici de Marx, notamment S. Bowles, J.E. Roemer, H. Steiner, R. van der Veen et E.O. Wright.
Outre celles tournant autour de ces thèmes, l’ouvrage contient de nombreuses autres contributions auxquelles il serait impossible de rendre justice ici, et qui touchent aussi bien à la théorie démocratique, qu’à l’éthique sociale, aux sentiments et idéaux moraux, au rôle du discours de la responsabilité ou aux biais psychologiques qui façonnent nos théories de la justice. Cette extrême richesse thématique est peut-être le plus grand hommage que l’on puisse rendre à l’œuvre de Philippe Van Parijs, puisqu’elle montre l’étendue de son impact. Cela est d’autant plus vrai que les contributeurs recouvrent un large éventail de disciplines : philosophie, sciences politiques, économie, sociologie, anthropologie, etc.
La diversité des contributions tient aussi à la diversité de leurs approches, certains textes étant très théoriques, tandis que d’autres font une place très large à l’enquête ou à la description de dispositifs particuliers. Là aussi, on peut y voir un hommage à l’ampleur du travail de Philippe Van Parijs qui est à la fois un penseur exigeant et un citoyen engagé dans de nombreuses associations (notamment le réseau bien – Basic Income Earth Network – qui promeut l’allocation universelle au niveau mondial, l’initiative Re-Bel pour repenser les institutions de la Belgique, ou le groupe de Pavie qui promeut l’émergence d’un district fédéral en Belgique).
Cette grande diversité, qui rend plaisante la lecture d’Arguing about Justice, en fait aussi un ouvrage déconcertant. Il ne s’agit pas d’un ouvrage académique classique, regroupant de façon organisée et articulée des contributions sur des aspects bien délimités de la question de la justice sociale. Ce n’est pas non plus un ouvrage de synthèse ou de discussion systématique des principales thèses soutenues par Philippe Van Parijs. Il s’agit plus d’un recueil foisonnant et désordonné d’idées autour de la question de la justice sociale dans nos sociétés contemporaines. Le classement des contributions par ordre alphabétique des auteurs et non de façon thématique rajoute encore à cette impression, de même que la diversité des styles et des types d’articles.
L’objectif fixé par les éditeurs de l’ouvrage était ambitieux : proposer en une dizaine de pages des arguments nouveaux ou des thèses originales. Autant le dire, les différents chapitres y parviennent de façon inégale. Mais l’ouvrage contient sans aucun doute des idées susceptibles de lancer de précieuses et difficiles discussions. On pourra citer à ce titre trois contributions particulièrement stimulantes, même si le choix de ces exemples reflète sans doute surtout les goûts de l’auteur de ce compte-rendu et son ignorance de certains champs d’études.
Paul-Marie Boulanger propose une analyse comparative des systèmes d’assurance sociale et d’allocation universelle au moyen de simulations dans le monde artificiel Sugarscape. Sugarscape simule sur ordinateur l’émergence de propriétés sociales et collectives à partir des comportements individuels modélisés de façon élémentaire (les individus consomment et accumulent une ressource unique, du « sucre », qui leur permet de survivre et de se déplacer). Paul-Marie Boulanger a modifié ce modèle pour étudier les conséquences de l’introduction, dans le monde Sugarscape, d’un système d’assurance sociale (cotisation obligatoire et « revenu » de remplacement lorsque l’on tombe sous un certain niveau) ou d’un système d’allocation universelle (taxe proportionnelle au revenu et allocation inconditionnelle). Il montre que le système d’assurance sociale et surtout celui d’allocation universelle peuvent améliorer le monde de Sugarscape en termes de survie des individus (surtout pour les moins bien dotés au départ) et de réduction des inégalités. Cette analyse soulève de très nombreuses questions : le modèle n’est pas testé pour indiquer sa pertinence à l’analyse des sociétés réelles ; il n’est pas non plus calibré, ce qui rend difficile l’extrapolation des résultats. Cependant, il introduit un outil intéressant pour la recherche en éthique économique et sociale : celui de la simulation numérique. On peut être sceptique sur la pertinence de cet outil, mais il semble ouvrir des perspectives nouvelles qui mériteraient d’être discutées et prises au sérieux.
Dans un tout autre esprit, Paula Casal présente une nouvelle hypothèse sur l’origine de traits moraux importants qui s’appuie sur des données hormonales et comportementales. Elle met en avant le rôle fondamental de l’ocytocine et de l’investissement maternel dans le développement des phénomènes d’empathie et d’altruisme. En effet, l’ocytocine facilite et stimule les phénomènes de sollicitude et l’instinct protecteur des mères ; en retour, dans les sociétés animales matriarcales, on observe moins de comportements agressifs. Dans ce cas aussi, on pourra discuter, au-delà des résultats biologiques et éthologiques, l’interprétation qui peut être faite des observations, et les conclusions que l’on peut en tirer pour la théorie morale. Est-ce que ces éléments permettent de plaider pour une gynocratie ? N’y-a-t-il pas une possibilité de dérive eugéniste pour orienter l’évolution de nos sociétés ? Il n’en reste pas moins que ces données interpellent la théorie morale.
Dans un style plus traditionnel pour les chercheurs en philosophie politique, Daniel Weinstock discute d’un sujet relativement délaissé : celui de l’auto-détermination des villes et de leur capacité à se saisir de certains sujets comme relevant de leur autorité. Il souligne l’incapacité (constitutionnelle) des villes à déterminer les pouvoirs qui leur échoient. Cette situation est problématique : la souveraineté des villes (au moins de certaines d’entre elles) pour les aspects spatiaux de la vie de leurs habitants peut se justifier par des arguments moraux (les personnes concernées doivent pouvoir se prononcer sur les règles qui affectent leurs intérêts) autant qu’épistémiques (le niveau local est plus à même de connaître et comprendre la situation de ses habitants). Le rôle structurant des villes dans l’identité des individus est également avancé pour justifier une autorité métajuridictionnelle des villes : elles doivent pouvoir intervenir dans le processus de répartition des pouvoir entre différents niveaux de décision politique (infra-national, national, supra-national). L’un des intérêts de cette contribution est de montrer que la philosophie politique, comme l’éthique sociale, ne sont pas des champs figés autour d’un ensemble immuable de questions « légitimes » : ce sont des champs qui doivent être en permanente évolution. C’est d’ailleurs ce mouvement et cette dynamique que cherche à promouvoir le livre.
Au final, l’objectif d’Arguing about Justice est très ambitieux : rassembler des contributions originales et décalées visant à stimuler et dynamiser la recherche en éthique économique et sociale et en philosophie politique. La limite de l’exercice et de l’intention des éditeurs tient à l’impossibilité pour les auteurs de développer complètement leur pensée dans les quelques pages qui leur sont imparties, ce qui laisse parfois le lecteur sur sa faim. Mais d’une certaine façon, c’est bien là le résultat attendu : que le lecteur ait envie d’aller plus loin en proposant des contre-arguments, des objections ou des exemples contradictoires.
Références
- Van Parijs P. 1993. Marxism Recycled. Cambridge : Cambridge University Press.
- Van Parijs P. 1995. Real Freedom for all : what (if anything) can justify capitalism. Oxford : Oxford University Press.
- Van Parijs P. 2011. Linguistic Justice for Europe and for the World. Oxford : Oxford University Press. Consulter
- Van der Veen R. J., Van Parijs P. 1986. « A capitalist road to communism ». Theory and Society, vol. 15, p. 645-655. Consulter