Les mathématiques comme outil ou comme révélateur : reconstruction d’un débat silencieux entre Walras et Pareto

Cet article se propose d’ajouter un argument à la dés-homogénéisation des contributions de Walras et Pareto, en montrant que, même ce qui reste considéré comme le point commun par excellence entre Walras et Pareto – leurs instruments analytiques permettant une représentation mathématique de l’équilibre économique général – n’a pas le même statut. Walras et Pareto revendiquent tous deux la pertinence des mathématiques pour faire progresser la science économique, mais leur interprétation épistémologique du rôle des mathématiques en économie est radicalement différente, voire contradictoire. L’article montre que les mathématiques sont articulées à une forme de déterminisme chez Walras, tandis qu’elles permettent la liberté individuelle chez Pareto. Cette opposition entre liberté et déterminisme est rattachée à celle qui distingue les mathématiques comme langage de la Nature (chez Walras) aux mathématiques comme outil au service de la science (chez Pareto).

Individu et société selon Walras

Les analyses modernes présentent l’équilibre général comme un archétype de l’individualisme méthodologique, permettant la conciliation des intérêts individuels grâce au marché. Cet article vise à montrer l’originalité et la spécificité du traitement de cette question par Walras. On montre d’abord que Walras considère que l’individu (soi-même) et la société (les autres) sont des données naturelles, qui coexistent nécessairement, récusant ainsi une ontologie individualiste. Mais Walras récuse aussi le holisme et il développe une analyse qui fait de l’individu et de l’État deux entités complémentaires et inséparables. Il en découle une vision du rôle économique de l’État très éloignée du libéralisme fondé sur l’individualisme. L’État doit intervenir pour rendre possible la libre entreprise en organisant les marchés et en maintenant la concurrence. Et, pour ce faire, l’État doit disposer de ressources propres, obtenues non pas grâce à l’impôt, mais par l’étatisation du sol.