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Les rationalités multiples de l’agriculture dans l’Économique de Xénophon

Par

Etienne Helmer

Résumé

Contrairement à sa forme contemporaine, l’agriculture du monde grec antique est étrangère au savoir scientifique, c’est-à-dire à la connaissance abstraite et théorique visant à rationaliser et à améliorer la production agricole. En ce sens, la rareté des traités antiques d’agronomie qui nous sont parvenus, en totalité ou sous forme fragmentaire, ne s’explique pas seulement par les contingences habituelles de la transmission des artefacts anciens, mais aussi par le fait que la production dans ce secteur majeur de l’économie reposait presque exclusivement sur des connaissances empiriques, transmises de génération en génération. Cependant, les rares textes théoriques antiques qui examinent le statut épistémologique de l’agriculture en Grèce ne la présentent pas uniquement comme une accumulation d’expériences, parfois ramassées dans des recommandations générales comme dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode. Pour le dire autrement, le fait que l’expérience joue un rôle déterminant dans l’agriculture en Grèce ne suffit pas à définir le type de savoir qui la constitue. Dans l’Économique de Xénophon – dialogue socratique constituant l’une des sources les plus importantes pour examiner le statut épistémologique de l’agriculture en Grèce ancienne – la discussion au cours de laquelle Socrate vante à Critobule les bienfaits de l’agriculture, puis celle où Ischomaque enseigne l’agriculture à Socrate dans la deuxième partie de l’ouvrage, révèlent la complexité du statut épistémologique de l’agriculture. Ces passages ont donné lieu à deux lectures principales, toutes deux « réductionnistes » : l’une fait de l’agriculture une simple question d’expérience, tandis que l’autre ne voit en elle que l’occasion d’exercer un code de conduite éthique ou politique. Contre ces interprétations qui la réduisent à une dimension épistémologique unique, mon hypothèse est que, pour Xénophon, l’agriculture relève d’une rationalité multidimensionnelle, ou au carrefour de différentes sortes de rationalité. Ces rationalités sont d’ordre à la fois technique, empirique, éthique et politique, au sens où les concepts clés que Xénophon mobilise pour rendre compte des processus agricoles et de leurs résultats appartiennent à des sphères théoriques et pratiques différentes. S’il présente l’agriculture de cette façon, ce n’est pas seulement pour la différencier des métiers manuels dits « banausiques » qui affaiblissent et enlaidissent le corps et l’âme : c’est parce que l’oikos, soit le lieu domestique central des activités économiques, articule le vivre et le bien vivre, soit une exigence ancrée dans la nécessité et une exigence morale, en harmonie avec un monde pensé comme à la fois naturel et politique.

Début de l’article

Le portrait que les sources textuelles, archéologiques et épigraphiques permettent de brosser des activités agricoles en Grèce ancienne révèle leur caractère globalement empirique et assez peu innovant. Les rares écrits agronomiques qui nous sont parvenus des mondes grecs et romains – qu’il s’agisse de traités complets ou de fragments – montrent que, loin de toute organisation et connaissance scientifiques de la production, l’agriculture ancienne se fonde sur l’observation des phénomènes plutôt que sur la recherche de leurs causes, et emploie des techniques transmises de génération en génération. Des innovations ponctuelles comme l’invention d’instruments techniques ou l’introduction de nouvelles plantes peuvent bien avoir lieu, elles n’affectent pas le caractère globalement routinier des pratiques agricoles anciennes. Celles-ci représentent un cas particulier de ce constat général brossé par Jean-Pierre Vernant selon lequel « de fait, les Grecs … n’ont pas été sur le plan de la technique des novateurs » (Vernant 1988a, 304). On peut aller jusqu’à supposer que la faible quantité d’écrits agronomiques antiques est elle-même davantage imputable à ce caractère qu’aux contingences de la transmission des textes anciens.

Rapportées à des critères actuels, les pratiques agricoles en Grèce ne semblent donc pas rationnelles, comme le signale Alison Burford à propos de l’alternative entre culture spécialisée (ou intensive) et culture mixte (ou extensive) :It is possible … that mixed farming was maintained in areas where the better policy would have been to specialize more, and that what had becom…

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