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La raison pratique dans la pratique économique

Par

Julian Nida-Rümelin

Résumé

L’objectif de cet article est de faire fructifier une certaine conception de la raison pratique pour la pratique économique (Nida-Rümelin 2023). Cette conception repose sur l’hypothèse selon laquelle la rationalité d’une décision ou d’une manière d’agir se mesure au vu des raisons qui la guident. Il s’agit donc, si l’on rendait cette idée en anglais, d’un « reason’s account of practical rationality ».

Le théorème central de la théorie moderne de la décision et de la théorie des jeux, à savoir le théorème de l’utilité (utility theorem), reste malgré tout pertinent ; mais il doit toujours s’interpréter d’une façon cohérente. Les postulats du théorème doivent donc se lire comme les conditions minimales de préférences cohérentes. Si, par exemple, une personne confrontée à un ensemble d’alternatives (« option space ») X a des préférences cycliques et qu’elle viole ainsi le postulat de transitivité parce que, mise en face de trois éléments x, y, z de X, elle préfère x à y et y à z, mais qu’elle préfère aussi en même temps z à x, alors elle a des préférences qui ne sont pas cohérentes. Elle ne sait manifestement pas ce qu’elle veut ou, dit autrement, elle veut des choses inconciliables. Les postulats de cohérence ont donc un rôle tout à fait similaire au rôle de règles logiques : ils déterminent la logique des préférences, ils ont un statut a priori, non empirique, et ce sont les postulats donnant sens au concept de préférence. Cette interprétation cohérentiste (kohärentistische) du théorème fondamental de la théorie de la décision et de la théorie des jeux a certes de vastes implications. L’une d’elles est que le théorème dit « de l’utilité » (das sogenannte Utility Theorem) ne traite pas de l’utilité (utility) au sens de l’avantage personnel (vom Eigennutzen), mais uniquement de la capacité de représenter le concept qualitatif de préférence par une fonction quantitative dont la valeur réelle est unique, modulo ses transformations linéaires. Certains axiomes de la théorie économique – par exemple l’axiome selon lequel une action rationnelle optimise l’utilité personnelle, ou bien celui selon lequel les fonctions d’utilité sont monotones croissantes, ou bien celui selon lequel seul le choix d’une stratégie non coopérative dans le dilemme du prisonnier est rationnel – apparaissent de la sorte discutables, ce qui a des effets majeurs pour comprendre adéquatement la pratique économique et poser les bases d’une philosophie économique humaine.

Début de l’article

La théorie économique moderne relie des préférences. Selon cette théorie, les personnes ont des préférences lorsqu’elles se comportent d’une certaine manière, à condition qu’elles soient placées devant les alternatives appropriées. Au départ, cette définition semblait tout à fait plausible. Après tout, il serait étrange d’attribuer à une personne des préférences qui ne se manifestent pas dans sa pratique. Supposons que nous soyons fermement convaincus qu’une personne préfère passer ses vacances en Italie plutôt qu’en Espagne, et que nous découvrions ensuite qu’elle a passé ses vacances en Espagne chacune des dix dernières années, cela nous donnerait une raison de douter de notre hypothèse.

L’exemple qui suit est déjà plus compliqué : voici quelqu’un remet son portefeuille à un jeune homme à deux heures du matin sur la plage de Copacabana, à Rio de Janeiro. Apparemment, cette action implique une préférence, celle de remettre ce porte-monnaie à ce jeune homme. Supposons que les circonstances étaient telles que le touriste a été menacé et confronté à l’exigence de donner son porte-monnaie. On tentera peut-être de sauver le lien entre préférences et décisions en le limitant alors aux décisions volontaires. Alors, le don du porte-monnaie n’étant pas le fait d’une décision volontaire ne justifierait pas de supposer la préférence correspondante. C’est plus clair si l’on saisit les alternatives de façon plus complète : le touriste était confronté à l’alternative entre céder son portefeuille ou le garder en dépit de la menace pesant sur lui…

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