Sommaire
Résumé
Les économistes mesurent le dommage causé par un décès en quantifiant le coût d’opportunité de ce décès (tout ce qui est perdu par le défunt à cause de ce décès). Ce calcul contredit la thèse de la neutralité de la mort défendue par divers philosophes depuis l’Antiquité. Cet article revisite plusieurs arguments anciens justifiant la neutralité de la mort et, par un effet de contraste, révèle des présupposés de l’analyse économique de la mort, tels le caractère consolidé des vies et le caractère cumulable du bien-être dans le temps.
Début de l’article
Pour aider les décideurs publics dans leurs choix de politiques de prévention ou de santé publique, les économistes utilisent les outils dont leur discipline dispose depuis les travaux fondateurs de Drèze (1962), Schelling (1968), Usher (1973) et Jones-Lee (1974) sur la valeur d’une vie statistique. Le calcul économique résolvant les arbitrages entre sauver des vies humaines et promouvoir la richesse sociale peut être résumé comme suit. Une politique préventive a un coût en termes de ressources pour la collectivité, mais elle permet d’éviter des décès prématurés. La valeur des vies sauvées est quantifiée en mesurant le dommage causé par un décès précoce. L’estimation de ce dommage repose sur le calcul du coût d’opportunité d’un décès, qui mesure le bien-être dont l’individu serait privé de par l’occurrence d’une mort précoce (Usher 1980, Murphy & Topel 2003, Becker et al. 2005, Hall & Jones 2007).
Bien que standard en économie, cette manière de mesurer les pertes causées par un décès n’est ni évidente, ni indiscutable. Elle est d’ailleurs en opposition non seulement avec les thèses défendues, il a plusieurs millénaires, par les philosophes Épicure, Lucrèce et Sénèque – qui soutenaient la thèse de la neutralité de la mort – mais se heurte aussi aux représentations du temps de vie proposées au xx e siècle par Wittgenstein et Bachelard.
Cet article propose une mise en perspective de la question de l’existence d’un dommage causé par une mort précoce. Pour ce faire, nous partons des représentations de la mort chez Épicure, Lucrèce et Sénèque, qui défendent, pour diverses raisons, l’idée d’une neutralité de la mort…
Plan
- 1. Introduction
- 2. L’analyse économique de la mort
- 3. Épicure : la mort n’est rien pour nous
- 4. Lucrèce et la neutralité de la mort
- 5. Sénèque et la vie gaspillée
- 6. Wittgenstein et la vie intemporelle
- 7. Bachelard et la vie fabriquée
- 8. Nagel : la mort comme source de privation
- 9. Le patient de Parfit
- 10. Kamm : privation, insulte et extinction
- 11. Broome et l’intuition de neutralité
- 12. En guise de conclusion