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Le Renversement de l’individualisme possessif – de Hobbes à l’État social, Pierre Crétois

Le Renversement de l’individualisme possessif – de Hobbes à l’État social, Pierre Crétois (Paris, Classiques Garnier, 2014)


Cet essai brillant et stimulant entend tracer « la genèse théorique de l’État social depuis la philosophie de Hobbes jusqu’aux penseurs solidaristes ». Il y a selon l’auteur renversement dans la mesure où le caractère absolu de la propriété privée est rejeté en tant que fondement de la société et du politique. Si Hobbes et Locke apparaissent, de manière d’ailleurs nuancée par rapport au point de vue de Macpherson qui a défini ce concept, comme ses fondateurs, Rousseau occupe quant à lui la position du critique le plus fondamental. Autour de ce trio, nombre de penseurs des dix-huitième et dix-neuvième siècles, d’un bord comme de l’autre, sont examinés pour leurs différents apports à la discussion quant au caractère absolu ou non de la propriété.

On se souvient que le concept d’individualisme possessif, chez Macpherson, se définit par sept propriétés ; son retournement implique-t-il de prendre la négation de chacune de ces propriétés ? Crétois, qui a emprunté l’idée du renversement à Étienne Balibar, n’est pas explicite sur ce point. Notre impression, une fois le livre refermé, est qu’il s’agit de contester la troisième de ces propriétés, la plus fondamentale peut-être, à savoir que l’individu est essentiellement le propriétaire de sa personne et de ses capacités, pour lesquelles il ne doit rien à la société. La question de la dette envers la société est en effet centrale chez Crétois.

Le livre comporte quatre parties. La première intitulée Hobbes contre Locke décrit et contraste leurs positions. La mise en perspective de ces deux auteurs est un exercice rabâché, mais Crétois évite les ornières, prenant en particulier ses distances vis-à-vis de l’interprétation que fournit Macpherson. Selon lui en effet, on ne peut attribuer aux vues de Hobbes une totale conformité avec l’individualisme possessif. La propriété chez ce dernier n’est pas le seul fruit de relations de marché, elle doit son existence au politique. À l’opposé, Locke assigne à la propriété la préséance sur l’ordre politique, dont la seule mission est bien de protéger les possesions privées. Cette première partie donne une analyse éclairante de ces auteurs, d’autant plus que les références à Hobbes ne se limitent pas au Léviathan mais parcourent l’ensemble de ses écrits. Crétois discute aussi avec une acuité rarement observée dans la littérature lockéenne la fin ambiguë du chapitre V du Second Traité, consacré à la propriété. C’est le moment où Locke montre comment l’introduction de la monnaie permet aux propriétaires une accumulation sans limite, ce qui s’oppose à l’éthique de la proportion que Locke semble proposer dans les premières sections de ce même chapitre, quand il fait remarquer que dans l’état de nature nul n’a intérêt à produire plus, et par conséquent à posséder plus de terres, que ce dont il a strictement besoin. L’étonnant est que Locke semble oublier totalement cette éthique quand il ne parle plus de l’état de nature mais de la société avancée ; l’éthique productiviste prend alors le pas sans que ce remplacement ni ses conséquences – et particulièrement la montée des inégalités – soient discutées dans le Second Traité.

La deuxième partie, Perspectives physiocratiques, ramène l’attention sur le territoire et la pensée françaises. Territoire, dans le premier chapitre de cette partie, où est abordé le phénomène des clôtures en France, et pensée au chapitre suivant où le combat intellectuel des physiocrates en faveur d’un système propriétariste est analysé.

La question des clôtures, bien sûr, est surtout connue dans le cadre britannique où le mouvement des enclosures a été longuement étudié. Qu’un semblable épisode ait eu lieu en France avant la Révolution est peu connu et rarement discuté, et les informations présentées ici sont précieuses. Ce chapitre qui met en avant les commentaires contemporains au mouvement des clôtures donne la parole à ses partisans comme à ses adversaires, et décrit le processus réglementaire et législatif qui le met en place. Le changement de perspective qui s’opère est présenté tantôt comme « un combat idéologique » (p. 104), tantôt comme « changement de paradigme théorique » (p. 107) où l’efficacité devient une préoccupation première. Mais des opposants à cette évolution comme Mably insistent sur la croissance de l’inégalité qui en résulte. L’arbitrage nécessaire entre efficacité et égalité est déjà présent.

Le chapitre suivant De la libéralisation de la propriété à la libéralisation du commerce s’intéresse à l’approche des physiocrates. Elle est considérée par Crétois comme relevant d’un individualisme possessif sui generis, non contractualiste mais naturaliste, et orienté vers un certain utilitarisme qui lui semble incompatible avec les vues de Locke. C’est dire, à tout le moins, à quel point notre auteur est généreux dans l’attribution du label de l’individualisme possessif. Mais l’intérêt de ce chapitre réside essentiellement dans la relation mise en évidence entre propriété et liberté de circulation. Le thème de la convergence des intérêts privés et de l’intérêt général sert de cadre, pour les physiocrates, à cette analyse. Plutôt qu’aborder la logique interne de cette argumentation, Crétois choisit de la juger à l’aune de ses vraies raisons et, dans une certaine mesure, de ses conséquences.

Quant aux « vraies raisons », Crétois propose, sans nous convaincre vraiment, une « volonté de réformation de la société émanant du pouvoir politique » (p. 141). Montrer que ce sont des lois qui établissent la liberté de commerce des grains ne démontre pas que la dynamique du mouvement vient de l’autorité politique. Il y a d’ailleurs dans les pages qui suivent cette proposition tous les éléments établissant le rôle fondamental des intellectuels.

Pour ce qui est des conséquences, deux questions importantes sont abordées et très clairement présentées. La liberté économique ne suscite-t-elle pas la spéculation, c’est-à-dire dans le cas des grains, l’« accaparement » ? Et d’autre part, les disettes n’ont-elles pas résulté de cette folle liberté de circulation ? Crétois montre bien les difficultés de départager les camps, dans l’un et l’autre débat.

Ce qu’on peut regretter dans ce traitement de la position des physiocrates, c’est qu’il ne se place à aucun moment sur le terrain du retournement lui-même, mais se focalise sur la manière dont l’a priori propriétariste est cohérent, sur une critique interne et donc éloignée du propos central du livre.

La troisième partie, Jean-Jacques Rousseau, la propriété en république, est tout entière consacrée à cet auteur et constitue le point central du livre. Ses deux chapitres se déclinent en théorie politique (La propriété et la république) et économique (Souveraineté et distribution).

Crétois s’interroge dans le premier de ces chapitres sur la relation entre le souverain et les citoyens dans le domaine de la propriété. Maîtrisant avec virtuosité l’éventail des écrits du genévois, il montre toute la subtilité de sa (ou de ses) position(s). Se déclarant parfois l’ennemi de la propriété, Rousseau lui reconnaît cependant une légitimité, à condition qu’elle soit en accord avec l’absolu de la souveraineté, le souverain étant le peuple. Les développements proposés sur ce thème s’articulent bien, mais supposent quand même du lecteur qu’il adhère à la métaphysique d’un peuple souverain qui serait plus qu’une simple abstraction. En dehors de cette condition assez restrictive, ce chapitre peut vite lasser le lecteur malgré sa hauteur de vue.

Le chapitre consacré à la distribution s’occupe de la question de l’inégalité que peut provoquer le système de propriété absolue. En plus d’être un mal en soi, selon Rousseau, l’inégalité peut amener dans les cas extrèmes les plus pauvres à renoncer à leur liberté, à se vendre et devenir esclaves. Situation d’exception où deux des principes de l’individualisme possessif, la propriété de soi (et des fruits de son travail) et le caractère inaliénable de cette propriété, sont en contradiction ; quand elle aboutit à l’esclavage, la propriété est clairement un principe incohérent. Aussi Rousseau envisage-t-il des moyens de limiter l’expansion des fortunes et souhaite-t-il limiter, contrairement à Locke, l’utilisation de la monnaie, tout en présentant une théorie originale des rôles et des modalités de l’impôt. Rousseau ajoute à cette critique une seconde remarque fondamentale : ma vie, ma sûreté, mon bonheur dépendent da concours de mes semblables, il est manifeste que je ne dois plus me regarder comme un être individuel et isolé… (p. 245). Traduite dans le monde économique, cette universelle dépendance montre que la production est rarement un acte solitaire. Les ressources utilisées par le producteur lui ont souvent été apportées par d’autres sous la forme de son éducation, d’une accumulation antérieure, etc. Ces ressources qui lui sont fournies par la société, il ne peut pas se les approprier et il a une dette envers la société dès lors qu’il les utilise. Cette dette devra être prise en compte si la justice en matière de distribution est visée.

La quatrième partie, Perspectives solidaristes – De la consécration de la propriété privée aux prémices de l’État social, comporte trois chapitres assez brefs. Le premier, Le moment révolutionnaire ou la constitution d’un débat, montre comment les deux camps de la propriété absolue de soi et de la propriété modérée par l’intérêt général s’affrontent aux moments décisifs de la fin du siècle des Lumières. Le deuxième chapitre envisage L’affirmation du dogme de la propriété au xix e siècle évoque « la rhétorique des thuriféraires de la propriété » et en particulier celle d’Adolphe Thiers, description qui nous a paru par trop partiale, voire caricaturale. Le dernier chapitre Les prémices de l’état social et la remise en cause du dogme du droit de propriété est consacré aux auteurs solidaristes, Bourgeois, Fouillée et Duguit qui reprennent d’un point de vue sociologique une partie des thèmes rousseauistes, en particulier celui de la dette sociale.

Cette dernière partie frappe par sa rapidité et son caractère parfois péremptoire. Mais ce qui étonne le plus est l’absence de discussion des vues (certes multiples, contradictoires et pas toujours conclusives) de Proudhon (Marx aussi est absent) ; Crétois n’ignore pas ces auteurs, évidemment, mais considère que leur analyse axée sur l’économique ne serait pas utile pour son propos. Mais peut-on vraiment adopter cette vue quand on consacre une partie égale, dans l’étude de Rousseau, à l’économique et au politique ? Gageons que Crétois s’intéressera de plus près à ces auteurs dans la suite de ses travaux.

Le livre de Crétois n’est pas de ceux que l’on peut absorber sans réaction, il force la réflexion. L’idée qu’on pourrait retouner l’individualisme possessif, contestant à la fois la propriété de soi et l’absence de toute dette de l’individu envers la société pour ses capacités, y apparaît souvent plus comme une mise en évidence des contradictions entre ces deux composantes. Car le jeu social, à travers un marché débridé, peut bien mener à l’aliénation la plus radicale, celle dans laquelle l’homme renonce à sa liberté faute d’être au départ un propriétaire. Liberté d’accumuler ou propriété de soi, il faut choisir alors que la tradition lockéenne comme la liste de Macpherson incluent ces deux caractères (implicitement pour le premier chez Macpherson).

Des points d’achoppement demeurent selon nous à propos de deux questions majeures.

L’État social

Crétois n’est pas toujours explicite concernant ce qu’est l’État social, qui n’est pas l’État républicain, dit-il, mais « le représentant des intérêts propres de la société ». S’agit-il d’une épure de l’État actuel ou d’une vision d’avenir, d’un idéal qu’on pourrait viser à plus ou moins long terme ? Cet État a-t-il quelque chose à voir avec l’État-providence dont on peut quand même considérer que le solidarisme constitue une des fondations ? Faute de réponse à ces différentes questions, comment juger si l’histoire intellectuelle que retrace avec tant de conviction Crétois est bien celle qui mène de Hobbes à l’État social ?

Cet État social, d’ailleurs, correspond-il au modèle français (ou à un modèle français) ? Partant de Hobbes et Locke, Crétois limite par la suite son attention à des auteurs francophones (Rousseau), puis avec le moment révolutionnaire et le dix-neuvième siècle, exclusivement héxagonaux. Les pays voisins, ceux qui ont développé leur État-providence à la mème période et à peu près de la même manière que la France mais n’ont pas ou très peu connu nos auteurs, ont-ils abouti à un État social d’une autre nature ?

La dette sociale

L’idée de dette sociale, centrale dans le propos de Crétois, pose de nombreuses difficultés non résolues dans l’ouvrage.

– Que notre existence dépende étroitement de celle des autres ne signifie pas automatiquement la création d’une dette (au sens propre et non moral). La dépendance, pour universelle qu’elle soit, représente un ensemble de liens de causalité. Pour devenir une dette il faudrait y ajouter quelques caractères, en premier lieu le consentement. De l’interdépendance à la redevance, il y a un grand saut qui mériterait réflexion. Faire porter sur chacun le poids d’une dette sociale, n’est-ce pas une malencontreuse résurgence du péché originel dont pourtant le dix-huitième siècle essayait de se débarrasser ?

– Si dette il y a, encore faudrait-il décider en tout état de cause si elle est individuelle ou sociale. N’est-ce pas à l’action des autres individus que nous sommes redevables, quand nous bénéficions d’infrastuctures de connaissances accumulées ? Ces vrais créanciers ne seront-ils pas injustement dépouillés par la transformation de contributions d’individus en créance de la société ? La logique économique ne permet pas ici de trancher définitivement entre individualisme ou holisme de la dette, seul le point de vue ontologique qu’on adopte sera déterminant.

– Se pose encore une redoutable question pratique, celle de la mesure de toutes ces dettes d’interdépendance. Léon Bourgeois imagine par exemple que la question des dettes se résoudra à travers une formule qui « devra … reconnaître les apports et les prélèvements de chacun, faire le compte de son doit et de son avoir, afin de dégager le règlement de son droit et de son devoir » (p. 309). Faire le compte, voilà une entreprise qui se révèlera vite impraticable, sans doute impossible. Impraticable parce qu’il faudrait pour cela réunir une masse d’informations considérable, et dont beaucoup sont manquantes parce qu’oubliées à jamais. Impossible parce que la simple notion des apports et prélèvements de chacun n’a plus de sens dès que l’on reconnaît que la production coopérative (dans la firme par exemple) ne permet pas, en dehors de cas très particuliers, une imputation exacte du produit entre les apporteurs. La théorie autrichienne de l’imputation, qui se limitait à des contributions additives, n’a donné que des résultats fragiles. Le cas général des rendements non linéaires ne comporte pas de solution à cette question. C’est là que Proudhon aurait pu rendre service, lui qui non seulement a repris l’idée que nul ne produit de manière totalement autonome et sans puiser dans des ressources communes, mais y a rajouté l’observation de la coopération dans la production : c’est l’histoire bien connue de l’érection de l’obélisque sur la place de la Concorde : « Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Louqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? » écrit-il dans Qu’est-ce que la propriété ?. Comment calculer la contribution de chacun ? On ne le peut tout simplement pas parce qu’elle varie en fonction des autres contributions. En d’autres termes, les fruits du travail ne sont pas individualisables, et le compte de chacun ne pourra être fait.

– La dette sociale reste selon nous une énigme hors de notre portée. S’il s’agit de la faire figurer comme étendard d’une utopie, très bien. Mais l’intégrer dans un programme concret d’État social, comme l’ont suggéré les solidaristes et Crétois, relève de l’immodestie. Proudhon, quant à lui, a bien perçu la difficulté quand il a titré Contradictions économiques.

– Ce véritable nœud gordien peut-il être tranché ? Assurément c’est ce que font les partisans du marché qui, reconnaissant pleinement les interdépendances multiples, n’en font pas pour autant des dettes sociales. Parfois ils théorisent même le destin de ces interdépendances, comme le fait Bastiat (qui est loin d’être toujours un bon théoricien) en introduisant le concept d’utilité gratuite. Bien plus tard Hayek aura comme argument principal en faveur du marché l’impossibilité d’une connaissance, à l’intérieur d’un même esprit ou groupe d’esprits, de tous les éléments nécessaires à la prise de décision sociale.

Au-delà de ces questions encore ouvertes, l’ouvrage de Crétois constitue une référence qui pourra bien devenir indispensable dans la théorie de la propriété.