Neuroéconomie, Daniel Serra

Neuroéconomie, Daniel Serra (Paris, Economica, 2016)


Cet ouvrage se veut un manuel de neuroéconomie (en fait, le premier en français). Il offre effectivement une présentation assez complète de l’état des travaux en 2015 en ce domaine. Il ne manque pas d’évoquer les problèmes épistémologiques que posent dans ce domaine les rapports entre les outils expérimentaux, les protocoles d’expérience, et les relations entre neurosciences et psychologie d’une part et théories et modèles économiques de l’autre.

L’ouvrage est organisé en quatre chapitres. Le premier identifie la situation de la neuroéconomie, à l’interface entre économie et neurosciences, utilisant tous les instruments d’expérimentation dont disposent les neuropsychologues et les neurosciences. Le second recense les principales avancées en neurosciences et psychologie cognitive qui ont une incidence sur la neuroéconomie : l’identification des relations entre activités neuronales génératrices d’émotion et centres de décision, l’étude des dynamiques d’apprentissage, les modes d’activation neuronale des relations avec autrui (théorie de l’esprit, neurones miroirs, empathie). Le troisième chapitre rend compte des controverses entre économistes classiques et neuroéconomistes, sur la fiabilité des données expérimentales, le problème de l’inférence inverse, qui dénonce une circularité entre hypothèses et catégorisation des résultats, la distance prise par rapport à la simple observation des comportements de choix, voire le caractère superflu des explications neuroéconomiques. Le chapitre 4 tente un bilan (provisoire) des résultats : influence des émotions sur les décisions, traduction des activations neuronales dans des termes économiques, qui combinent la dualité récompense/punition, des dispositifs de comparabilité, et un traitement de l’incertitude, ce qui peut mener à un modèle neuroéconomique du choix (en fait à plusieurs modèles)…

L’ouvrage est très richement documenté, que ce soit dans le domaine propre de la neuroéconomie ou dans la présentation des données neurologiques. On peut simplement regretter que les images de cerveau, et surtout les indications des différentes fonctions de telle ou telle zone soient assez peu lisibles, l’impression des figures scannées laissant à désirer. L’auteur cède à quelques anglicismes comme « élicitation », « ne pas décevoir » pour « ne pas tromper » ou utilise « paradigmique », voire aire « techmentale » (pour « tegmentale »), ou encore « cum hoc ergo propter hoc » mais son exposition est en général très claire – les complexités tenant seulement aux matières traitées.

Le premier chapitre est très complet – l’auteur aurait simplement pu davantage insister sur le fait qu’une IMRf donne des résultats assez différents selon le seuil à partir duquel on décide de marquer une zone comme active. Or en neuroéconomie on fait l’hypothèse d’une comparabilité entre évaluations (p. 147), et l’intensité d’activation est souvent utilisée pour ces comparaisons. Mais les variations d’intensité ont-elles les mêmes significations d’une région à l’autre ? Par ailleurs les dispositifs à faible résolution temporelle ne permettent pas de prendre en compte les circulations des activations entre zones neuronales. La neuroéconomie pourra vraiment prendre son essor quand on pourra savoir selon quelle temporalité les activations se succèdent, par exemple entre des zones émotionnelles et des zones de comparaison et de décision, et quels pourraient être les processus de rétroaction.

Dans le chapitre 2, l’auteur insiste à juste titre sur l’interconnexion des systèmes cognitifs et émotionnels, et sur les liaisons entre motivation et apprentissage. Le système dopaminergique peut il pour autant reposer « sur la récompense mais aussi sur les croyances » (p. 69) ? On pourrait réagir à l’inattendu par contraste avec une routine, sans avoir besoin du concept de croyance. Plus généralement, l’auteur accorde aux analyses neuro-endocriniennes le rôle de discriminer entre plusieurs interprétations des processus repérés par neuro-imagerie – surtout aux chapitres 3 et 4. Ce sont certainement des données à croiser avec celle de l’imagerie cérébrale, mais il est encore plus difficile que pour l’imagerie de relier telle diffusion de tel neurotransmetteur ou de telle hormone à tel type d’évaluation. Quand il analyse les activités qui sous-tendent nos interactions sociales, l’auteur distingue bien théorie de l’esprit, neurones miroirs liés aux actions et empathie, mais évite de rentrer dans les controverses entre activité de représentation et activité de simulation.

Pouvoir déclencher des activations ou inhibitions de l’extérieur (par la stimulation transcrânienne) permettrait d’établir de « réelles causalités » nous dit Serra au chapitre 3, p. 95. Mais s’il y a bien processus causal, l’interprétation de ce processus est-elle pour autant donnée par là même ? Serra expose clairement le problème de l’inférence inverse (on distingue les aires neuronales en plaquant sur leurs activités des catégories de fonctions psychologiques, et on interprète les résultats d’imagerie en s’appuyant de manière circulaire sur cette correspondance), et quelques tentatives de solution, dont il esquisse une critique : considérer des réseaux d’activations, recourir à l’abduction, ou adopter une approche cohérentiste. Mais on peut renforcer la critique pour les réseaux, dans quel sens sont parcourus ces circuits ? L’abduction est trop peu contrainte. Si retrouver la cohérent requiert de réviser drastiquement d’autres croyances, exiger des enquêtes indépendantes et « instructives » (concept lui-même sujet à inférence inverse) ne semble pas suffisant. Ce problème de l’inférence inverse est cependant d’autant plus atténué que l’on croise des perspectives conceptuelles qui ne sont pas a priori convergentes.

Serra analyse aussi les diverses critiques des économistes, infraction au dogme des préférences révélées, ou inversement modifications à la marge par rapport aux modèles classiques amendés via la psychologie expérimentale. Il envisage la possibilité que ce qui résiste de ces modèles soit renforcé par la neuroéconomie qui pourrait montrer qu’en dévier revient à un fonctionnement neuronal « pathologique » (p. 189). Mais dans ce cas on retrouverait le problème précédent : le contenu de ce supposé pathologique pourrait évoluer en fonction d’un approfondissement de l’idée de rationalité.

Le chapitre 4 propose un bilan positif des travaux de neuroéconomie : rôle des émotions et en particulier du regret, aversion plus forte à l’ambiguïté qu’à l’incertitude (qui diffère selon qu’elle est anticipée ou non), émotion sociale positive procurée par l’action de donner, analyse plus précise des différents composants d’une décision, qui peut impliquer des anticipations des actions liées à son exécution ou encore à la consommation de la récompense, et bien sûr déclencher une dynamique d’apprentissage quand la consommation s’avère différente de l’anticipation. Le processus de choix lui-même peut donc être biaisé (p. 186), et le rapport entre des choix orientés par les actions et des choix plus abstraits reste à creuser.

Il s’agit donc d’un livre qui donne une multitude d’informations, tant neurologiques que neuroéconomiques ou d’économie expérimentale (en particulier il passe en revue bon nombre de protocoles de jeux (ultimatum, confiance, avec humains, avec machine, etc.) et qui ne masque pas les problèmes tant expérimentaux que théoriques que rencontre la neuroéconomie, tout en montrant que ses perspectives restent attractives et qu’elles ouvrent de nouveaux débats épistémologiques en économie.