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Justice, intérêt et judiciarisation : un éclairage liminaire

Résumé

Cet article propose une synthèse théorique pour mieux appréhender la problématique du présent numéro de la Revue de Philosophie Économique qui, axé sur « Justice, intérêt et judiciarisation », donne une place de choix au droit. Le texte revisite quelques principes fondamentaux de l’utilitarisme, plusieurs théories de la justice et des libertés en vue d’examiner la « judiciarisation » comme processus exprimant justice et intérêt(s). En repartant de Jeremy Bentham, en passant par les options opposées de John Rawls et de Friedrich Hayek notamment, des tensions sont mises au jour au sein de la triade de concepts. En abordant le « réalisme » juridique, notamment chez Richard Posner, il apparaît combien la perspective socio-économique nourrit la judiciarisation, qui influence en retour les interactions sociales. L’enjeu du cadre civilisationnel est souligné sur le cas japonais, qui montre la pertinence de ressaisir ces concepts en contexte. Toile de fond, ce texte sert à aborder les articles subséquents du numéro, focalisés sur des applications pratiques de la philosophie économique.

Premières lignes

Si l’on souhaite partir, pour l’ère moderne, de la critique exprimée par Jeremy Bentham à l’encontre du système judiciaire, il convient de rappeler que celui-ci privilégia le rôle législatif de l’État par rapport au pouvoir décisionnel des juges (Postema 1980, 350). Ce premier point d’ancrage permet d’interroger l’articulation théorique et pratique entre les concepts de justice, d’intérêt(s) et de judiciarisation des rapports interindividuels au sein d’une société donnée.
Le pasteur anglais faisait du « bien-être du plus grand nombre » le critère ultime de la décision juridico-économique. Cette articulation caractérise et systématise une « première » perspective utilitariste, celle qui orienta fondamentalement son siècle et le suivant. Est-ce à dire qu’il se plaçait dans la perspective d’une théorie de « justice sociale » ? Le terme est aussi difficile que rebattu : dans le contexte interdisciplinaire et international dans lequel cet article l’envisage, exprimerait-il le sacrifice potentiel des intérêts de la minorité qu’implique inévitablement la faveur accordée au « plus grand nombre » ?

On présente généralement la chose autrement, mais il semble légitime de souligner que la « judiciarisation », notion mise à l’honneur de travaux bien plus récents viendrait alors occuper une place restée implicite, mais effectivement assignée par Bentham dans sa critique envers la common law. Ce fut, de fait, l’avis de plusieurs commentateurs des années 1970-1980 (Long 1977 ; Postema 1980, 1982 ; Hart 1970 et 1982) sur la base de leur relecture de l’œuvre d’un penseur qu’il reste impossible de réduire ni à sa « loi de population » ni au panoptique pénitentiaire, et dont l’œuvre noue irréductiblement les considérations de nature économique comme juridique (Bentham 1970)…

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