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La théorie de la firme comme entité fondée sur le pouvoir (TFEP), Virgile Chassagnon

Par

Benjamin Chapas

Virgile Chassagnon, La théorie de la firme comme entité fondée sur le pouvoir (TFEP), Classiques Garnier, 2019, 712 p.


Issu de son travail de recherche doctorale mené sous la direction du professeur Bernard Baudry à l’Université Lumière Lyon 2, l’ouvrage de Virgile Chassagnon est une contribution à la théorie de la firme1, mais également à la science économique en tant que telle et plus généralement aux sciences humaines et sociales. En disant explicitement vouloir poser les jalons d’une théorie de la firme qui puisse la donner à voir « tout à la fois comme une organisation et comme une institution du capitalisme industriel destinée à satisfaire, de manière socialement profitable, les besoins humains » (11), l’auteur affiche en effet d’emblée une ambition : répondre aux questions qui se posent sur la nature, les frontières et l’organisation interne de cet « objet complexe » autrement que par la voie du réductionnisme économique. En faisant le pari de la pluridisciplinarité et de la fertilisation croisée des savoirs, il entend ainsi réinvestir un débat académique à l’histoire déjà longue et riche, mais qui s’est longtemps concentré sur les seuls mécanismes d’incitation et de coordination marchands (formels) susceptibles de générer les incitations nécessaires à l’activité productive – quand il n’écartait pas purement et simplement la firme du champ de la réflexion en la réduisant à une simple « boite noire ». Ce qui a eu pour résultat de produire une vision assez irréaliste de la firme, mais également conduit la communauté des économistes à minorer son importance dans la fabrique de notre société ; une importance qui se fait pourtant ressentir chaque jour davantage comme en témoigne la multiplication des travaux consacrés à la RSE – pour responsabilité sociale et/ou sociétale des entreprises – ou au rapport entre entreprise et démocratie2.

Jonglant avec les outils de l’économiste, du juriste, du sociologue, du gestionnaire, voire du philosophe, et à l’appui d’une démonstration théorique qui se double de vérifications empiriques mêlant données qualitatives et quantitatives, l’auteur cherche ainsi à retracer les processus complexes par lesquels la firme s’est instituée dans ses formes contemporaines multiples – quoique ce soit la multinationale multipolaire organisée en réseau qui fasse l’objet des plus longs développements. Ce qui est un travail utile dans le contexte du capitalisme « cognitivo-financier », qui provoque des évolutions notables quant au rôle et au fonctionnement de la forme via la remise en cause de l’hégémonie de la propriété comme principal explanans des relations industrielles – l’auteur ne manquant pas de rappeler, sur ce point, que la firme ne peut pas être possédée, qu’elle n’est pas un objet de propriété. Et cela d’autant plus que l’on accepte l’idée, qui sous-tend l’ensemble de l’ouvrage et plus largement tous les travaux de l’auteur, selon laquelle la firme est « l’une des deux institutions sociales formelles (avec l’État) à donner les conditions matérielles d’existence et à répondre aux besoins de reconnaissance collective (et individuelle) des individus » (260).

En effet, pourquoi s’acharner à construire une théorie de la firme si ce n’était pour saisir ce qui se trame aujourd’hui dans les évolutions de l’environnement institutionnel et d’un processus apparent de privatisation du système de gouvernance transnationale dont la firme semble être l’épicentre ? Si l’auteur ne s’attaque pas de front à cette question dans l’ouvrage – il le fait ailleurs (Chassagnon 2018a), l’on sent que c’est là un motif tout juste caché de son travail d’exégèse des travaux qui, au croisement de l’économie, du droit et de la théorie des organisations (et notamment de la sociologie organisationnelle), ont chacun à leur manière tenté de combler le vide laissé par les visions dites « nominalistes » de la firme qui la représentent comme un « point de détail, une robe, un masque, une figure discursive ou quelque chose d’encore moins substantiel » (22). Resituer son entreprise de théorisation de la firme dans une perspective macro-institutionnelle et inscrire dans l’agenda de recherche de cette théorie les questions relatives à la gouvernance mondiale et la constitution de nouveaux ordres sociétaux, c’est d’ailleurs l’une des ouvertures sur laquelle il conclue son travail, témoignant ainsi d’une volonté d’engagement dans le débat public qui se voit légitimée par une proposition-force : c’est en faisant entrer le pouvoir – ce « banni » de la science économique auquel Pierre Dockès, qui fut membre de son jury de thèse, avait consacré un ouvrage dans lequel il appelait déjà à sa réhabilitation (Dockès 1999) – dans l’économie de la firme que l’on peut au mieux en saisir la nature et, par suite, comprendre quels sont aujourd’hui les principaux leviers de responsabilisation de cette institution cardinale du capitalisme (voir aussi Chassagnon 2018b).

En ce sens, ce n’est pas à une théorisation froide et désincarnée qu’il se livre, mais à une réflexion critique sur les propriétés générales qui régissent l’existence des firmes et donnent corps à leur réalité, laquelle se double d’une volonté de soutenir des propositions en matière de régulation juridico-économique des firmes modernes – et en particulier de la « firme-réseau ». Ce qui permet de renouer avec une économie véritablement politique (et même plus précisément institutionnaliste, cf. Chassagnon et Dutraive 2020), soit une économie qui n’omet pas de penser sa « raison d’être » et sa finalité sociétale, toute entière contenue dans l’idée selon laquelle une firme n’existe et n’évolue qu’à raison de sa capacité à servir des – et s’adapter aux – besoins humains3.

Une méthodologie pluraliste

Dans cette visée, l’auteur engage un travail patient et minutieux – la bibliographie comporte plus de 1 200 entrées – d’analyse critique des différentes écoles de pensée en économie de la firme (cf. partie 1, chap. 1), en droit et en théorie des organisations (cf. partie 1, chap. 2) afin d’isoler les principaux arguments explicatifs de sa nature dans une perspective de réalisme analytique. Car c’est un point important : en dépit de leurs lacunes, les travaux étudiés sont tous reconsidérés au regard d’une démarche épistémologique et méthodologique qui, dans la tradition initiée par les théoriciens de l’école de Cambridge qui appréhendent l’ontologie scientifique sociale comme « l’étude de ce qui est, ce qui existe ; une entité, une chose » (Lawson 2004, 1), veut faire droit à la réalité de la firme comme à celle des mécanismes qui régissent ses règles de (re-)constitution. Au-delà de l’individualisme et du holisme « simples », et loin de toute forme de réductionnisme ontologique, l’entrée privilégiée par l’auteur est ainsi celle de l’ontologie sociale (point développé dans Chassagnon 2014), grande absente des débats sur la genèse de la firme qui permet d’appréhender cette dernière comme un « système ouvert et non comme un système fermé » (43), autrement dit comme une entité organisationnelle et institutionnelle qui connait une dynamique spécifique d’évolution (i.e. ses propres « règles autopoiëtiques », cf. chap. 3).

Le postulat utilisé pour se justifier de cette approche est celui de l’émergence, lequel constitue un « compromis ontologique au vieux débat entre l’individualisme et le holisme » (235) qui permet de souligner que la firme a un pouvoir causal collectif qui n’est pas – et ne sera jamais – réductible à celui de ses parties et/ou de ses membres. Ce qui revient à dire qu’elle recèle une logique de « reconstitution intrinsèque » via « l’institutionnalisation de différents ordres systémiques (ordre culturel, ordre social, ordre juridique privé/public, ordre organisationnel formel/informel, etc.) » (241) qui en assure l’intégrité et la persistance en créant les conditions de la coopération (à l’intérieur de la firme mais aussi entre les firmes). « Le tout est plus que la somme des parties » : c’est d’ailleurs en reprenant cet aphorisme célèbre d’Aristote que l’auteur spécifie, et ce dès l’introduction, un parti-pris intellectuel à l’horizon duquel la longue investigation de la littérature qu’il entreprend dans les trois champs susnommés prend tout son sens, à compter qu’elle doit être comprise comme le socle sur lequel il entend montrer ce qui, dans la firme, conduit précisément à unifier les dimensions institutionnelle et organisationnelle pour faire de celle-ci « un tout cohésif, durable et irréductible ».

En somme : l’objectif n’est pas tant de montrer ce qui fait défaut aux théories existantes que de tirer tout le profit de la diversité des prises qu’elles offrent – et ce jusque dans leurs silences – à l’analyste soucieux d’intégrer les considérations économiques, mais également socio-politiques et politico-juridiques dans une même structure d’analyse théorique de la firme. Le pluralisme théorique interdisciplinaire et les « dynamiques de dispute » qui vont avec étant considérés comme source de progrès explicatifs, c’est ainsi que l’auteur discute une grande variété de contributions qui vont diriger le lecteur vers une meilleure compréhension des « interrelations cohésives entre les constituants humains et les ressources non humaines, et les effets de complémentarité entre les éléments organisationnels et institutionnels, lesquels permettent à la firme d’être productivement efficiente » (23). Compréhension qui s’avère nécessaire pour pouvoir avancer en direction d’une approche analytique et opératoire des phénomènes et des régularités intra-firme et inter-firmes qui soit en adéquation avec les faits empiriques caractéristiques du nouvel environnement institutionnel mondialisé (sont évoqués pêle-mêle la financiarisation de l’économie, les révolutions technologiques et l’intensification de la concurrence internationale) et qui puisse, par suite, éclairer des réformes touchant à l’évolution du statut juridique des firmes, la responsabilisation collective des chaînes de valeur, la limitation des principes d’évasion légale et fiscale ou bien, encore, les questions relatives à l’arbitrage – qui injecte des mécanismes privés et économiques dans le règlement des litiges juridiques entre firmes (cf. conclusion générale).

Le pouvoir comme unité d’analyse

Et s’il faut un peu de patience pour apprécier les finesses de certains développements, en plus d’avoir à croiser le fer avec des disciplines dont l’économiste n’est pas coutumier, force est de constater que la « théorie de la firme comme entité fondée sur le pouvoir » nous offre, au final, un regard historicisé et fécond des questions de recherche qui fondent l’économie de la firme, et auxquelles les théories existantes n’ont apporté jusqu’alors que des réponses partielles – voire partiales dans certains cas. Car si le relâchement des hypothèses du modèle néoclassique a produit des avancées majeures en science économique et conduit la communauté des économistes à (re)découvrir depuis un demi-siècle que la firme constitue l’organisation centrale de l’activité économique à côté du marché, et cela grâce à l’émergence de courants tels que la théorie des coûts de transaction, la théorie des incitations, la théorie des droits de propriété, la théorie évolutionniste, ou bien encore la théorie des ressources et des capacités, cette communauté ne s’est toutefois pas encore montrée capable de proposer une théorisation complète de la firme en tant qu’entité organisationnelle et institutionnelle qui fasse consensus.

Or, pour l’auteur, ce problème est précisément le revers du fait que les économistes n’ont pas perçu le potentiel heuristique du concept de pouvoir et ne lui ont accordé qu’une place « très étroite […] dans la compréhension de la nature des firmes qui peuplent notre économie de marché et qui soutiennent notre système capitaliste » (423). En effet, qu’ils jugent un tel concept décevant (Williamson), qu’ils le réduisent à l’autorité (Coase, Williamson), à son expression marchande et au contrôle des actifs conféré par la propriété (Grossman, Hart, Moore), soit qu’ils l’évincent carrément en considérant la firme comme une simple extension du marché (modèle du nœud de contrats), etc., le pouvoir est globalement exclu de l’analyse économique de la firme. À l’exception des travaux de Rajan et Zingales (voir notamment Rajan et Zingales 1998) vis-à-vis desquels l’auteur reconnait une dette, et dans une certaine mesure ceux de Williamson4, il est même intéressant de noter que ce commun rejet du pouvoir est peut-être l’unique consensus entre des théories pour le moins hétérogènes, dont aucune ne se suffit à elle-même, et qui toutes gagneraient à réfléchir plus avant aux bénéfices qu’elles pourraient tirer d’un concept qui, bien compris, permet d’apprécier des « causalités cachées » dans les dynamiques du capitalisme moderne et des firmes.

Après avoir proposé les « dix commandements méthodologiques » devant être respectés pour apprécier sans biais la pertinence du recours au concept de pouvoir pour l’économie de la firme (289-95), c’est ce que l’auteur s’attache à montrer en rappelant que le pouvoir n’est pas nécessairement opposé à cohésion et à la coopération entre les acteurs productifs et se présente, à ce titre, comme une catégorie positive d’analyse essentielle à la juste compréhension de la nature et de la dynamique des firmes. Partant en d’autres termes de l’idée que le pouvoir peut susciter le volontarisme, la cohésion et l’identité sociale collective, c’est ainsi qu’il écrit : « en intégrant le pouvoir comme un concept central de la théorie de la firme – aussi bien en des termes individuels qu’en des termes collectifs –, nous souhaitons mettre en exergue les mécanismes de “coopétition” (de lutte-concours ou de conflit-coopération au sens de Perroux) qui permettent au “travail” de lutter et de coopérer tout à la fois avec le “capital”. L’objectif est de réconcilier les intérêts de ces deux parties historiquement antagonistes au travers d’une unité d’analyse spécifique, le pouvoir, afin de comprendre pourquoi les firmes sont des systèmes coopératifs et productifs qui fonctionnent et qui sont persistants au-delà des conflits et autres perturbations mutuelles » (308). Où l’on comprend que l’enjeu est avant tout de rappeler que, élément de médiation entre les individus et la structure qui influe tout autant sur celle-ci que sur ceux-là, le pouvoir n’est jamais neutre et recèle, contrairement au contrat dont l’ubiquité « n’est souvent que la résultante de l’omniprésence du pouvoir » (271), une dimension transformative des relations socioéconomiques à l’intérieur de la firme et entre les firmes qui en font un candidat parfait à une théorisation de la firme (et de la firme-réseau) comme entité.

Une vision trilogique du pouvoir

Plus précisément, c’est à partir d’une vision « trilogique » des relations de pouvoir en tant que pouvoir institué (autorité issue de la relation de subordination), pouvoir de jure (notamment la propriété des parts sociales et le droit positif) et pouvoir de facto (issu des relations d’interdépendance et de complémentarités productives) qu’il fonde son analyse (cf. partie 2, chap. 2) et entend montrer l’utilité du concept de pouvoir pour l’analyse économique. Cette typologie, construite au carrefour du droit – qui institue le pouvoir en autorité et donne corps au pouvoir de jure fondé sur la menace juridique exécutoire – et de la théorie des organisations – qui met en lumière le rôle de la dépendance des ressources et des effets de réseau dans la structuration des relations de pouvoir de facto – lui permet d’insister sur le fait que le pouvoir provient de sources formelles (contractuelles et juridiques) tout autant qu’informelles (i.e. des attitudes, des coutumes, des valeurs, des habitudes, des normes sociales, etc. singulières et intrinsèques à chaque organisation, qui ne sont pas mesurables per se) et peut, par conséquent, prendre une diversité d’expressions concrètes selon la nature du contexte dans lequel la firme évolue.

Son objectif, et c’est sans doute l’apport central de la thèse, étant néanmoins de montrer que, dans des économies fondées sur la connaissance, c’est le pouvoir de facto qui tend à s’imposer sur les deux autres formes de pouvoir à raison du fait que c’est désormais lui qui fonde les avantages concurrentiels des firmes : « si l’autorité reste centrale dans la firme moderne du xxie siècle, le pouvoir de jure s’estompe au profit du pouvoir de facto, lequel devient une condition centrale de coopération dans la firme. Ainsi, le pouvoir devient multilatéral et moins vertical et exclusif. Les dirigeants disposent toujours d’un pouvoir central (réunion des trois formes de pouvoir), mais celui-ci n’est plus prééminent. Ils doivent composer avec et intégrer activement et durablement les employés dans le processus productif de la firme, en préservant les relations informelles et le capital social et relationnel, afin de renforcer l’intégrité de la firme et de susciter la coopération, garante de l’efficience productive » (33). Ce qui revient à dire que si l’intrication des dimensions formelle et informelle qui préside à l’institutionnalisation de l’organisation interne des firmes impose de voir ces dernières comme des entités autonomes et irréductibles, l’on ne constate pas moins que les relations de pouvoir se sont en leur sein modifiées dans un sens bien précis et reposent de plus en plus sur le capital humain et non sur des mécanismes strictement contractuels ou juridiques.

Ainsi s’explique le passage du modèle « chandlerien » de la firme, qui a dominé le paysage industriel de la fin du xixe siècle jusqu’à la fin de la période fordiste et dans lequel l’autorité et le pouvoir de jure étaient les deux formes de pouvoir qui dominaient (33), à un nouveau modèle de firme moins verticale et en apparence plus démocratique, qui a été mis en œuvre à partir d’une reconnaissance accrue des investissements humains spécifiques consentis par les employés et qui peuvent être valorisés dans et par la firme. Un mouvement étayé par les résultats empiriques auxquels parvient l’auteur, qui confirment que les employés peuvent désormais s’accaparer une part croissante de pouvoir à partir des ressources critiques qu’ils apportent au processus productif et qui sont essentielles à la firme tant au niveau de sa capacité d’innovation que de son efficience productive (cf. partie 2, chap. 3). Le pouvoir de facto devient ainsi la clé de lecture d’une vision de la relation d’emploi qui fait la part belle au capital humain spécifique et qui « s’inscrit dans une sorte de “hiérarchie aplatie” où les dirigeants et les top-managers sont proches des niveaux hiérarchiques les plus bas et où il y a une décentralisation du pouvoir et des incitations (et une augmentation de l’autonomie des employés), [ce que l’on nomme] l’empowerment » (354). Et c’est aussi parce que les conflits sont en général moins nombreux et moins intenses quand le pouvoir est mieux distribué dans la firme que l’auteur juge, par ailleurs, nécessaire de proposer un modèle de gouvernement de la firme qui puisse intégrer cette idée que, loin d’être une force sociale sombre et destructrice qui « divise et stratifie », le pouvoir est un mécanisme de coordination efficient qui permet d’éviter les conflits improductifs et de consolider la croissance de la firme.

Cette idée est d’autant plus intéressante qu’elle vaut autant pour l’organisation interne de la firme que pour les relations qu’elle entretient avec des entités extérieures. En clair, si l’équilibre du pouvoir intra-firme génère le sens de la responsabilité collective et partagée et est ainsi censé garantir sa cohésion et sa durabilité, c’est aussi, selon l’auteur, ce qui permet de rendre raison des nouvelles logiques de coopération inter-firmes qui sont nées du développement de systèmes productifs complexes, souvent affiliés aux architectures productives modulaires et dont la firme-réseau constitue l’exemplar. Depuis une trentaine d’années, l’on a en effet assisté au passage du modèle de la sous-traitance classique, fondé sur des rapports entre firmes codifiés dans des contrats ou structurés par la propriété du capital, à un modèle de relations inter-firmes qui repose sur des logiques d’incitation et de coordination informelles et relationnelles, soit un modèle plus partenarial qui remplace l’intégration verticale capitalistique classique par une réintégration verticale relationnelle (sans lien capitalistique) : « les frontières économiques se recomposent ainsi dans une entité productive dont l’organisation reste verticale mais non intégrée en termes de filiation capitalistique. La firme-réseau est au centre d’une réintégration verticale relationnelle et de coopération informelles institutionnalisées » (441). En sorte que si la coopération inter-firmes n’engage pas de pouvoir institutionnalisé (il n’y a pas d’autorité à compter qu’il n’y a pas de contrats d’emploi qui lieraient la firme donneuse d’ordres aux firmes sous-traitantes), il est clair aux yeux de l’auteur qu’elle engage bien, elle aussi, des formes de pouvoir de facto. Lequel semble même être le « seul maître à bord » (484) au sens où, comme cela est confirmé empiriquement (cf. partie 3, chap. 3), le pouvoir est à l’intérieur du réseau largement dispersé entre des acteurs qui ont réalisé des investissements humains spécifiques autour de ressources critiques dont la complémentarité est « le fondement de la synergie stratégique qui crée l’indépendance systémique propre à la firme-réseau » (489).

Ce recours au concept de pouvoir pour reconstituer le périmètre de la firme-réseau justifiant du même coup l’application du paradigme de l’entité réelle – qui considère que « tant le tout que ses constituants ont une existence réelle » (230) – à cette nouvelle forme d’organisation économique, au sens où la firme-réseau apparait comme une « entité réelle spécifique » qui « diffère, par nature, de la firme et du marché, ce qui plaide pour une remise en cause de la thèse du continuum (et de la forme hybride), au profit d’une tripartition des formes organisationnelles, qui inclurait ces formes de gouvernement relationnel inter-firmes fondées sur des relations de pouvoir différentes de celles que l’on retrouve sur les marchés » (36). En somme, la firme réseau n’est ni une firme stricto sensu, ni un marché et encore moins un hybride des deux, elle est une entité réelle distincte qui répond de règles de fonctionnement qui lui sont propres et au sein de laquelle prédominent les logiques informelles et des modalités d’intégration économique essentiellement relationnelles. Ce qui implique de penser un mode de régulation et de gouvernement lui-même spécifique, étant entendu que la firme-réseau est tenue responsable de l’emploi dans ses frontières économiques quoiqu’elle ne puisse, par conséquent, recevoir le statut de la personnalité et être sujette à la responsabilité juridique. Comme pour rappeler que la thèse que construit l’auteur entend bien nous mettre aux prises avec l’actualité, notamment ici les questions touchant à la problématique de la RSE et de la RSIF (responsabilité sociale inter-firmes) qui s’avèrent des plus cruciales dans nos sociétés « made in monde », au sein desquelles il est bien difficile de savoir comment le droit étatique – voire le droit international et son système de gouvernement mondial – peut aider à réguler cette forme économique complexe qui dessine un périmètre de régulation privée qui précisément dépasse le cadre des systèmes juridiques nationaux5.

Ce qui nous permet de conclure en redisant que c’est sans doute le principal apport de l’auteur que de nous permettre de penser les mutations profondes de notre capitalisme, et les questions difficiles qui émanent de la modification des relations de pouvoir au niveau de l’entité-firme, comme de l’entité firme-réseau. Que l’on songe, par exemple, aux développements actuels autour de la loi PACTE et de la « raison d’être » des entreprises, aux appels répétés de toutes part pour que les firmes réinscrivent les pratiques économiques et financières dans le giron éthique du commun et arriment leur modèle de développement économique sur les objectifs du développement durable, etc., et l’on comprendra en effet tout l’intérêt et l’actualité d’une théorie qui, de bout en bout, veut apporter des réponses concrètes à la question des devoirs et des responsabilités qui s’imposent à elle en tant qu’institution via la proposition d’une nouvelle définition ontologique de la firme fondée sur le pouvoir.

Car ce n’est un secret pour personne que le rôle premier de l’entreprise a toujours été – et continuera d’être – de satisfaire des besoins humains de manière socialement profitable et que ce n’est qu’en raison d’un mauvais équilibrage des intérêts et des pouvoirs qu’elle a perdu cette « raison d’être » qui transcende toutes les autres. Parce que l’entreprise est un espace politique, c’est également un espace où des pouvoirs et des contrepouvoirs s’affrontent dans l’objectif de faire émerger un compromis socio-productif qui satisfasse l’intérêt du public dans un monde où les besoins en développement s’étendent et où le désir de justice sociale et climatique ne cesse de s’intensifier. L’une des premières responsabilités de l’entreprise est justement de veiller à ce qu’une telle unité puisse se construire par-delà et même à l’appui de la diversité des points de vue, des pratiques et des engagements individuels en faveur de l’intérêt général, de chercher le meilleur équilibre entre les différentes solutions et les intérêts divergents via des arrangements politiques et des types de gouvernance honorant au mieux cette requête du pluralisme. Or, de ce point de vue, et pour toutes celles et tous ceux qui s’interrogent sur le rôle et le devenir de la firme dans la fabrique de notre société, le travail de Virgile Chassagnon constituera un support d’analyse et de compréhension qui ne rechigne ni sur la complexité, ni sur les efforts de pédagogie, le manuscrit comportant de nombreux résumés, schémas, tableaux, annexes, ou encore index de notions et d’auteurs qui facilitent grandement son appropriation.

Notes

  1. Voir l’ouvrage des deux auteurs pour une présentation des différentes écoles appartenant à ce courant (Baudry et Chassagnon 2014). ↩︎
  2. Consulter, par exemple, le récent ouvrage de Schnapper et Schnapper (2020). ↩︎
  3. On retrouve très clairement ici l’inspiration perrouxienne de l’auteur (Chassagnon 2014). ↩︎
  4. Si Chassagnon reconnaît une proximité entre son travail et celui de Williamson, notamment en raison de la dimension pluridisciplinaire de leurs travaux respectifs et du fait que l’analyse de la firme par Williamson est fondée sur l’inclusion d’éléments non économiques qui permettent d’apprécier plus finement le processus de coopération en allant au-delà des modèles rationalistes (notamment grâce à la notion d’atmosphère organisationnelle, qui paraît être un point de départ très intéressant pour refonder la question de la nature de la firme), il lui reproche cependant d’accorder sa préférence à l’efficience et de n’assigner une existence au pouvoir qu’à partir du moment où émergent des situations d’inefficience. Ce qui a pour conséquence que soient laissés de côté les aspects organisationnels et productifs qu’aucune théorie de la firme un tant soit peu sérieuse ne peut ignorer. ↩︎
  5. L’auteur montre que certaines évolutions vont néanmoins dans ce sens, évoquant en particulier la création en France du principe d’unité économique et sociale (forgé par la jurisprudence dans les années 1970 et consacré dans la loi du 28 octobre 1982) et/ou la reconnaissance explicite par le droit européen et certains droits nationaux du « groupe de sociétés » (qui permet de prendre en compte la spécificité des groupes d’entreprises au sein desquels les filiations capitalistiques permettent de reconstituer le pouvoir de direction et l’unité de direction […] et donc d’imputer des responsabilités et des obligations). ↩︎

Bibliographie

  • Baudry, B. et V. Chassagnon. 2014. Les théories économiques de l’entreprise. Paris : La Découverte.
  • Consulter sur Cairn.info Chassagnon, V. 2014. “Toward a Social Ontology of the Firm : Reconstitution, Organizing Entity, Institution, Social Emergence and Power.” Journal of Business Ethics 124(2) : 197-208.
  • Consulter Chassagnon, V. 2018a. Économie de la firme-monde. Pouvoir, régime de gouvernement et régulation. Louvain La Neuve : De Boeck.
  • Chassagnon, V. 2018b. “Pouvoir et entreprise : une analyse méthodologique et conceptuelle.” Revue de Philosophie Économique 19 (2) : 3-32.
  • Consulter sur Cairn.info Chassagnon, V. et V. Dutraive. 2020. Économie politique institutionnaliste de l’entreprise. Travail, démocratie et gouvernement. Paris : Classiques Garnier.
  • Dockès, P. 1999. Pouvoir et autorité en économie. Paris : Economica.
  • Lawson, T. 2004. A Conception of Ontology. Unpublished manuscript, University of Cambridge.
  • Rajan, R. and L. Zingales. 1998. “Power in a Theory of the Firm.” Quarterly Journal of Economics 113 (2) : 387-432.
  • Consulter Schnapper, D et A. Schnapper. 2020. Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie. Paris : Odile Jacob.