Karl Polanyi, A life on the Left, Gareth Dale (New York, Columbia University Press, 2016, 400 p.)

Plus qu’un texte supplémentaire sur Karl Polanyi, abondamment documenté et agréable à lire, Karl Polanyi : A life on the Left est une biographie complète de l’auteur souvent connu pour sa Grande transformation (1944). Gareth Dale a utilisé pour l’écrire du matériel collecté depuis 2006, lui ajoutant le fruit d’une décennie de recherches et notamment une quantité impressionnante de références tirées de cinq archives provenant des USA ou d’Europe, et paraît ainsi avoir tout lu de et sur cet auteur. Pour donner une idée de la profusion de citations s’y trouvant – même si on ne s’en rend pas compte dans la version papier – 48% du contenu est constitué par les notes et références !
Au-delà du texte, il faut dire que quelques semaines après celui-ci, Dale en a publié un autre, consacré aux débats universitaires autour de Polanyi, comme il en avait publié un autre, en 2010, sur sa pensée1. Il est donc important de considérer que cette biographie prend place dans cet ensemble, où chaque texte abordant l’auteur et son œuvre par un angle différent, se voit complété et délimité par les deux autres.
Dans la partie biographique de son travail sur Karl Polanyi, Dale a choisi, logiquement, une exposition chronologique de sa vie. Ainsi les chapitres 1 et 2, commencent avec la période hongroise (1886-1919) et traitent des années de formation du jeune bourgeois qu’il était par son milieu familial et du cadre social dans lequel il a passé son enfance. Si Dale n’entre pas dans des considérations psychologiques – sans doute aussi nécessaires que problématiques dans le cas de Polanyi –, Dale fait état de ses nombreuses influences, russes de par sa mère, anglaises de par son père, de sa jeunesse imprégnée des Lumières et d’une foi positiviste qu’il partageait avec ses jeunes camarades du Cercle Galilée, ou encore de ses relations avec la franc-maçonnerie ou de ses origines juives. Ce faisant, on se trouve rapidement face à un puzzle, tant humain qu’intellectuel, sur lequel planent ces incontournables questions : qui est Polanyi ? Quel socle conférerait une unité à un travail publié essentiellement de manière posthume ? Dale en est conscient et, écrit-il,
de tels puzzles et paradoxes ont été les éléments déclencheurs de mon envie d’écrire cette biographie, en partie parce que, afin de les comprendre, il faut considérer toute sa vie et l’époque dans laquelle elle a eu lieu, mais aussi parce que ce sont les tensions et les contradictions entre ses engagements personnels et son œuvre qui leur donnent ce caractère marginal (maverick). Polanyi était, par exemple, amoureux d’une bolchévique alors qu’il rejetait le bolchévisme, il était social-démocrate mais détestait l’orthodoxie social-démocrate, et était un libéral qui attribuait au libéralisme classique la responsabilité de l’effondrement de ses rêves. C’était un humaniste (…) et pourtant un inébranlable défenseur du régime de Staline en Russie. Dans sa correspondance il paraît moralisateur, pour ne pas dire puritain (straitlaced), et pourtant il était un avide lecteur de L’amant de Lady Chatterley, une de ses deux lectures préférées avec les poèmes de Shakespeare (…). C’était un chrétien qui priait rarement Dieu, sinon jamais, un moderne qui s’immergeait dans l’étude du monde antique et un ardent défenseur de la cause des paysans qui vivait presque exclusivement dans des conurbations tentaculaires.(Intro., 7-8) (Traduction S. P.)
Continuant avec le chapitre 3, qui aborde la vie de Polanyi et ses activités, à Vienne, de professeur et rédacteur en chef d’un journal (1919-1933), le lecteur pénètre dans la diversité de ses références, des sujets économiques et politiques. Ceux dont il a traité dans ses courts éditoriaux publiés, et ceux qu’il voulait aborder dans des brouillons de textes épistémologiques restés dans les tiroirs, à l’exception de son “modèle” de comptabilité socialiste écrit dans le cadre du débat sur le “calcul socialiste” initié par L. von Mises. A la fin des quatre chapitres suivants – le 4 e aborde la première période anglaise (1933-1940), le 5 e l’écriture et la publication de La grande transformation (1940-1944), le 6 e s’étend de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, ses années comme professeur à l’université de Columbia (1947-1953), jusqu’à 1955, enfin le 7 e de 1956 jusqu’à sa mort en 1964 –, à lire ces parties également riches de cette « vie dans le monde » et toutes les ramifications suivies par sa pensée, le risque de se sentir perdu face à cette grande explosion de pièces variées et contradictoires est grand.
Comme Karl Polanyi l’écrivait à sa fille,
le développement d’une pensée (a world of thought) peut être présenté de deux manières différentes : chronologiquement ou dans la direction inverse en suivant à rebours les traits essentiels du système jusqu’à leur origine.
La première, la séquence chronologique peut être inappropriée quand une pensée croît de manière tortueuse et discontinue sur plusieurs décennies d’affaires humaines. Dans ces dernières soixante années, nous avons connu la dialectique de ruptures radicales, de contradictions directes et de retours successifs à des positions déjà écartées, qui rendent difficile, sinon impossible de discerner une logique s’y déployant.(Notes biographiques destinées à Kari Polanyi-Levitt, 1962 ; Archives Karl Polanyi, 59/02, 42) (Traduction S. P.)
Cependant, le lecteur perdu dans ces méandres ne peut guère en vouloir à Dale, devant plutôt lui savoir gré d’avoir respecté cet aspect de l’auteur, en ne cherchant pas ici à être trop synthétique ou à recourir à une trop grande simplification de ses recherches. C’est là que l’ensemble de textes interconnectés joue son rôle, puisqu’il revient à un autre texte d’opérer ce chemin “reconstructeur”. Ceci, sans doute, appellerait d’ailleurs une version réactualisée du texte de 2010, lui rajoutant le nouveau matériel accumulé.
Ici, il est somme toute nécessaire que le lecteur soit dérouté. Or, le titre donne une fausse unité à la vie de Polanyi, laissant penser qu’une affiliation à une fantomatique “gauche” en est le fil d’Ariane. Tout d’abord, il faudrait pouvoir s’entendre sur ce que signifie ce concept. Puis, il faudrait se demander à quoi il pourrait faire référence dans le cas d’un homme qui a très peu fait de politique, n’a cessé d’essayer de situer son socialisme en le comparant à celui du jeune Marx, au christianisme, à des communautés archaïques ou antiques, a cherché à comprendre le positionnement politique et philosophique du fascisme en le distinguant du communisme, ou de situer sa propre pensée avec celles de penseurs romantiques et conservateurs. De fait, Polanyi a très peu utilisé ce concept classificatoire de nature politique. Vers 1926, on trouve un court brouillon appelé « Qui sont les gens de gauche ? », qu’il n’a jamais terminé ; dans “Économie et démocratie”, une colonne d’opinion de 1932, il a usé d’une opposition mal théorisée où il opposait la “gauche” (qu’il faisait aller de pair avec la “politique” et la “démocratie”) et la “droite”, celle-ci équivalant à la “classe économique” et à l’“économie”, mais il ne l’a pas non plus réutilisée. Les membres du groupe de socialistes chrétiens auquel il prit part à Londres dans les années 1930, s’appelaient eux-mêmes “la gauche chrétienne”, mais ils n’ont jamais théorisé une opposition gauche/ droite, préférant s’interroger, en socialistes, à leur relation au fascisme, au libéralisme, au matérialisme ou à l’utilitarisme, doctrines qui n’ont rien à voir avec cette dualité. Chanceux celui qui comprendrait les thèses exactes de Polanyi, mais jamais une vision de “gauche” n’y est défendue en tant que telle. S’il est impossible de savoir, in fine, ce qu’il combat (le marché lui-même, les marchés non-régulés seulement ; le capitalisme pour ses inégalités immorales ou comme épiphénomène d’une pensée matérialiste/utilitariste opposée à une vision chrétienne et/ou démocratique ; le rationalisme formel à la faveur de sa forme « substantive » ; la “Machine” et l’industrialisation contre une organisation communautaire véritablement humaine ; la liste est longue de ces alternatives et de ces interrogations), toujours est-il qu’en aucun cas il ne s’en prend à la “droite”. Et encore moins dans ses textes des années 1950, qui sont plus difficilement politisables que son opus magnum de 1944. En effet, Polanyi, comme Dale l’explique parfaitement, est surtout un penseur de la Gemeinschaft (communauté) contre toutes les formes de sociétés “déshumanisées”, un démocrate résolu refusant tant les formes d’organisations holistes et surpolitisées que les systèmes atomisés, sous-politisés (comme le serait la « société de marché » si elle pouvait exister vraiment). De même, il s’oppose au matérialisme, tant dans sa forme « scientifique » et socialiste que dans sa forme consumériste ou utilitariste… Vu que Dale lui-même ne fait pas de la “gauche” une notion centrale de son texte, utilisant plus justement la notion de “socialisme” (dans son « épilogue : un monde socialiste perdu », par exemple), et étant donné qu’en 2010 il annonçait dans sa bibliographie un sobre Karl Polanyi : An intellectual Biography qui paraissait parfait, on peut regretter que le titre ait été changé.
Ceci est d’autant plus malheureux qu’accordant une importance égale à toutes les périodes de la vie de Karl Polanyi, et n’en détachant donc pas La grande transformation, Dale évite justement une trop grande politisation de son approche. Seul l’épilogue, partie plus personnelle et nouvel écot apporté aux traditionnels derniers chapitres où les intellectuels expliquent comment, grâce à Polanyi, ils peuvent à leur tour reprendre le flambeau héroïque du combat contre des formes actualisées de “néo”libéralismes, a ce défaut. Cependant il est court et ne nuit pas rétrospectivement au reste.
Car en effet, le texte est si documenté et si intéressant que, même si on peut estimer parfois que Dale applique trop fortement le principe de charité à Polanyi, laissant penser que contradictions ou opacités dans sa pensée peuvent être expliquées par une sorte de dialectique mystérieuse, ou être minimisées, les qualités du texte sont de loin plus importantes que les objections qu’on pourrait formuler. Peut-être que l’analyse mise à jour de la pensée polanyienne, appelée plus haut de nos vœux, aurait à nuancer ces aspects, mais il est impossible de dire pour autant que Dale livre une hagiographie, révélant des détails moins lisses de l’homme, comme un adultère avec une camarade chrétienne de gauche, peut-être un autre avec une étudiante, des tensions avec sa femme ou ses positions antisionistes. Ces révélations le concernant ne touchant pas sa pensée, elles sont donc secondaires, mais sont le signe qu’une nouvelle ère des études sur Polanyi s’ouvre, qui s’écartera de toute idéalisation. Surtout qu’entre son texte de 2010 et ceux de 2016, la numérisation de ses archives, par l’Institut Karl Polanyi, et leur publication sur Internet, en 2014, a eu lieu2.
Citant tant de documents, la biographie laisse parfois le lecteur frustré par le fait que Dale ne prenne pas le temps d’analyser cursivement le détail des textes, bien que, encore une fois, ce n’en soit pas ici le lieu. Si la marque d’un grand livre est de transformer cette frustration en envie stimulante de réaliser cette tâche, il est alors immense. En ce sens, bien que personne ne puisse dire que cela restera la biographie définitive jamais écrite sur Polanyi, on peut penser que le texte ouvre une nouvelle période et qu’il en sera pendant longtemps la porte d’entrée, à l’heure des données ouvertes, où nous serons capables de lire Karl Polanyi, enfin.
Notes
- Karl Polanyi : The limits of the market, Cambridge, Polity Press, 2010 ; Reconstructing Karl Polanyi, London, Pluto Press, 2016. En 2016, il a aussi publié en tant qu’éditeur, un recueil depuis longtemps attendu, de textes de Polanyi traduits du hongrois en anglais (par Adam Fabry) : Karl Polanyi : The Hungarian writings, Manchester, Manchester University Press, 2016. ↩︎
- A consulter en ligne à l’adresse : http://www.concordia.ca/research/polanyi/archive.html. ↩︎