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Dictionnaire économique de l’entrepreneur, André Tiran & Dimitri Uzunidis par Sandrine Ansart et Virginie Monvoisin

Dictionnaire économique de l’entrepreneur, André Tiran & Dimitri Uzunidis (Paris, Classiques Garnier, 2017)


Le Dictionnaire économique de l’entrepreneur porte un projet ambitieux, celui de rendre accessible une activité et fonction complexe, en tentant d’ouvrir des débats alors que l’environnement économique change radicalement depuis quelques années. Donc son intérêt est immédiat et la démarche est pertinente car, effectivement, de nombreuses questions fondamentales se posent aujourd’hui aux acteurs économiques.

Or, l’ouvrage pose clairement un regard hétérodoxe sur l’entrepreneur, trop souvent présenté selon la grille de lecture de l’économie standard et libérale. Si parfois on regrette certaines faiblesses, l’ensemble propose donc une vision alternative de cet acteur, ouvrant l’éventail des notions mobilisables pour son analyse.

La notion d’entrepreneur devient plus complexe mais gagne en épaisseur ; il devient un acteur réellement social et inséré dans la société.

Problématique et résumé de l’ouvrage

L’ouvrage se présente sous forme de dictionnaire et pourrait s’avérer généraliste et neutre. Ceci dit, de par les choix des entrées et l’éventail limité de celles-ci, un parti pris s’en dégage. L’objet est de proposer des pistes de réflexion autour de la notion même d’« entrepreneur », notamment parce que « depuis les années 1980 l’entrepreneur et la création d’entreprise sont devenus des sujets communs » (7). Les coordinateurs précisent que l’ambition n’est pas celle d’une encyclopédie sur le sujet, et le public qu’ils annoncent viser n’est pas prioritairement celui de chercheurs. De fait, le dictionnaire est présenté comme accessible et d’une grande lisibilité. Très clairement, alors que l’on prête aujourd’hui à cet agent – acteur pour d’autres – des vertus de dynamisation de la croissance et de lutte contre le chômage, l’ouvrage entend proposer une autre lecture de l’entrepreneur, de ses formes, de son évolution et de ses représentations. Ainsi, la problématique affichée questionne la place de l’entrepreneur dans le fonctionnement de l’économie de marché : en quoi est-il indispensable ? Deux axes de réflexion guident la démarche : « a) présenter et discuter la notion de l’entrepreneur et le rôle que les intellectuels lui assignent dans la dynamique de l’accumulation, b) exposer les liaisons entre la fonction et les capacités de l’entrepreneur et son environnement sociotechnique et économique » (9).

Forme

Bien qu’il s’agisse d’un dictionnaire, l’ouvrage ne se résume pas exclusivement à des entrées. En guise de propos liminaire, une introduction – très brève – est proposée, suivie de trois textes. L’introduction présente les principales questions qui ont présidé à l’élaboration de l’ouvrage et rappelle qu’il se veut pluridisciplinaire. Pour autant, elle n’annonce pas clairement que son approche est hétérodoxe, voire régulationniste ou institutionnaliste. Le parti pris des auteurs se déduit de la table des articles et des auteurs. Les trois textes qui suivent sont consacrés à l’analyse du concept et à sa contextualisation. Ils s’avèrent très utiles et pertinents pour poser une vue d’ensemble qui soutient par la suite la lecture des entrées : des liens avec l’évolution de la pensée et des formes de l’entrepreneuriat sont ainsi facilités. Toutefois, l’un d’entre eux – celui dédié à l’économie de la proximité – manque cruellement de justification. Le choix ne va pas forcément de soi.

Par la suite, quatre-vingts entrées sont proposées. Il est possible de les segmenter selon trois grandes catégories : les auteurs et les approches théoriques, les notions, concepts et mécanismes économiques, et enfin des notions, concepts, relevant d’autres disciplines (notamment de gestion). Il est regrettable que pour certaines d’entre elles, les dénominations choisies ne soient pas toujours explicites : « Académique » pour entrepreneur académique, « Politique » pour entrepreneur politique… Il arrive que le lecteur soit déstabilisé. Effectivement, alors que sont abordées des notions clés, les auteurs ont parfois pris le parti de ne pas les aborder de façon classique et habituelle. L’angle d’attaque et l’analyse développés sont alors surprenants (par exemple l’entrée « Manager » traite essentiellement de l’histoire de ce dernier). De fait, pour le moins, une justification de l’orientation choisie devrait être donnée.

En termes de style, malgré la diversité des auteurs, on note un réel effort d’harmonisation. La longueur modérée des entrées rend la lecture agréable et pas trop aride. Si l’ouvrage ambitionne une grande lisibilité, il est vrai que les argumentations restent en général accessibles au plus grand nombre. La proposition systématique d’une bibliographie pour chacune des entrées offre un guide pour approfondir le sujet. Il en est de même avec la présence de renvois vers d’autres notions corrélées.

Enfin, la présence de schémas ou tableaux pour illustrer certaines entrées se révèlent bienvenues. Il est par contre dommage qu’elle soit reportée en fin de chapitre dédié à la lettre concernée.

Argumentations

Globalement, les entrées proposées sont bien traitées et explicitent en peu de lignes des notions parfois complexes. L’ouvrage aborde des thématiques parfois inhabituelles et faisant pourtant débat, comme l’ont souhaité les coordinateurs.

Néanmoins, l’ouvrage présente deux faiblesses qui laissent le lecteur sur sa faim : le choix des entrées et des présupposés théoriques des auteurs n’est pas expliqué et les notions présentées ne sont pas contextualisées. Ainsi, d’une part, on se demande pourquoi certains thèmes ou théories sont absents – quid de la propriété ou de l’actionnariat ? Et si certaines disciplines sont mobilisées comme la sociologie, pourquoi ignorer la psychologie ou la philosophie, champs de plus en plus mobilisés pour éclairer le rôle ou le comportement de l’entrepreneur ? D’autre part, les notions proposées ne sont pas contextualisées par rapport à leur rôle dans l’analyse de l’entrepreneur. Il ne nous est pas indiqué, justement, si l’entrée traitée a un rôle important, si elle constitue une rupture, ou si elle n’est habituellement pas utilisée dans ce cadre (« Keynes » est ici un contre-exemple). De fait, on mesure mal l’intérêt et l’impact de l’entrée.

Enfin, le dictionnaire recouvre trois grandes thématiques. Certaines entrées sont relatives aux auteurs incontournables sur le thème de l’entrepreneur ; il nous manque alors une caractérisation plus précise des courants théoriques sous-jacents. Certaines entrées sont relatives à des principes économiques courants (« Profit », « Répartition ») ; leur présentation montre bien le parti pris des auteurs sans l’annoncer. Pour finir, certaines entrées sont issues d’autres disciplines et ouvrent un débat intéressant ; il manque encore une fois cette précision quant à la démarche.

Thématique : auteurs et théories

Les entrées dédiées aux auteurs et aux approches théoriques sont utiles et éclairantes. Les points biographiques ou analytiques permettent de saisir aisément les concepts ; dans l’ensemble, cela est bien réalisé.

Néanmoins, de nombreuses questions restent en suspens et le lecteur peut s’en trouver désarçonné. En effet, l’article consacré aux « Théories de l’entrepreneur » (17-32) devrait constituer un cadre à la fois pour l’ouvrage et pour chacune des entrées. Or, si le panorama chronologique est globalement bien écrit, il manque cependant d’éléments sur la nature même de ces théories et leurs hypothèses qui, nécessairement, conditionnement la nature de l’entrepreneur. Par exemple, l’individualisme méthodologique des néo-classiques les amènent à concevoir un entrepreneur en dehors de toute construction sociale.

Par ailleurs, pour ce chapitre introductif comme pour les entrées elles-mêmes, le lecteur saisit mal l’importance de l’auteur ou du concept présenté. Sans faire un travail d’histoire de la pensée, il aurait été bienvenu d’indiquer des éléments de contexte afin de comprendre l’ampleur de l’apport de tel ou tel élément. Par exemple, Baumol (97-101) propose une analyse particulièrement originale de l’entrepreneur. Jusqu’où va cette originalité ? Est-elle une révolution pour l’analyse de cet acteur ? Laisse-t-elle encore des traces dans les analyses plus récentes ? On pourrait reproduire la même critique pour d’autres auteurs majeurs (« Kirzner »). Dans le même ordre d’idées, les références à Say sont fréquentes dans l’ouvrage mais l’article qui lui est consacré ne fait pas état de son rôle dans la pensée de l’entrepreneur.

En outre, la sélection des auteurs retenus ayant étudié « l’entrepreneur » pourrait être discutée. Si les auteurs fondateurs sont présents (« Cantillon », « Turgot »), il manque des références plus récentes. Or, il est effectivement possible de comprendre le choix effectué en creux, à travers les auteurs traités. Ainsi, Marx, Knight et Keynes ne sont habituellement pas les premiers économistes évoqués pour la théorie de l’entrepreneur ; ici, leur présence révèle le rôle accordé par les coordinateurs à l’incertitude ou à la dynamique de l’économie et du capitalisme. Aussi, pourquoi ne traiter que de l’école autrichienne et non pas de l’école institutionnaliste ou de l’école régulationniste qui semblent constituer la grille d’analyse de l’ouvrage ?

Ceci dit, le lecteur a tout de même des difficultés à articuler les apports venants d’analyses d’autres disciplines. Encore une fois, si les présentations de Drucker, de Machiavel ou de Weber sont intéressantes et bien construites, les liens et apports avec la théorie de l’entrepreneur restent implicites.

Enfin, le lecteur est parfois gêné par un manque de précisions. Notons par exemple que Schumpeter est rattaché sans nuance à l’école autrichienne alors que cela fait débat ; la formulation de l’entrée « Institutionnel » est peut-être à revoir car cette dernière traite d’un aspect bien particulier de l’acte d’entreprendre.

Thématique : concepts, notions et principes économiques

Les notions et principes économiques recouvrent quatre grands items. Ils rappellent les principaux questionnements de l’économie sur le sujet de l’entrepreneur, à savoir : (i) l’entrepreneur en tant qu’agent économique (ii) son comportement, ses traits, son rapport à l’incertitude et au risque, (iii) ses liens avec son environnement et (iv) le profit et la création de valeur. Les partis pris sur les choix des entrées et les éléments qui y sont proposés amènent à privilégier les trois premiers pour nos commentaires.

Un premier ensemble d’entrées autour des différentes représentations et formes de l’entrepreneur permettent aux auteurs de souligner la diversité de ses formes et ses caractéristiques dans le temps (« Histoire » mais aussi au travers d’autres entrées comme « Manager »), selon son secteur (« Agriculture », « Industrie », « Services »), son organisation (« Petite entreprise »), selon son contexte économique et social (« Contexte social », « Économies industrielles d’Asie »). Ainsi au-delà de l’hypothèse d’homogénéité de l’agent économique déjà critiquée par Schumpeter, la même interpellation sur l’homogénéité de l’entrepreneur est ici posée. Différentes entrées rappellent régulièrement les acquis théoriques menant à distinguer l’entrepreneur, du manager ou de l’apporteur de capitaux. En même temps, certaines expliquent aussi que ces distinctions peuvent être dans certains cas discutées (« Manager »).

L’entrepreneur se distinguerait ainsi d’autres agents économiques, notamment en ce qui concerne sa rationalité (« Rationalité », « Idiosyncrasie »). Son tempérament, ses motivations permettraient de mieux comprendre son comportement déviant (voir par exemple les termes de Keynes repris dans l’entrée « Rationalité » (297) de « l’entrepreneur insensé, extravagant, déraisonnable, grotesque, voire tapageur ») et sa capacité à saisir les normes sociales, et ainsi transformer l’incertitude et les risques en opportunités (Baumol 1993). La perception du risque est une construction sociale, et les modèles de gestion et d’évaluations ont évolué (« Risques », « Incertitudes »). Ainsi, la spécificité de l’entrepreneur rend compte également de sa fonction spécifique au sein du système et de fait suppose une hiérarchie des agents économiques. Concernant les entrées « Incertitudes » et « Risques », les axes d’analyse sont plus managériaux qu’économiques. Assez curieusement, sont délaissés – même si parfois très succinctement évoqués – les apports de la psychologie.

Parmi d’autres, les entrées « Institutionnel », « Contexte social », « État », « Territoire » soulignent les relations de l’entrepreneur avec son contexte social. Très clairement, elles révèlent aussi le parti pris non explicitement annoncé par les auteurs (voir ci-dessus) d’une vision hétérodoxe et notamment institutionnelle de la question. En effet, qu’il s’agisse d’un part des incidences et de la contribution du contexte social sur son profil, ses aptitudes, ou les ressources qu’il peut mobiliser, ou d’autre part de la manière dont l’entrepreneur contribue à façonner le contexte social, le lien est fort et nécessite indubitablement de s’y pencher. L’éventail des entrées regroupées ici montre l’envergure des enjeux et les préoccupations des coordinateurs, à juste titre. Les questions de financement ne sont pas omises et notamment leurs spécificités (« Capital risque ») comme leurs nouvelles formes (« Finance participative » et « Finance solidaire »). Les entrées « Droit » et « Propriété intellectuelle » permettent d’introduire une dimension juridique dans la pluridisciplinarité annoncée. La « Société entrepreneuriale » (ou la fin de la société salariale) rend compte de l’ampleur des attentes et les enjeux liant l’entrepreneuriat à la société, sa dynamique de croissance et de développement, et le sens de ceux-ci. Cet item est forcément vaste et son traitement apporte déjà un certain niveau de connaissances et de pistes de réflexion. Toutefois, l’entrée « Innovation », où est notamment souligné combien son association à l’entrepreneur ne peut être systématique, reste trop succincte. De fait, l’absence d’une entrée « Croissance » (et peut-être « Emploi ») nous semble faire cruellement défaut.

Enfin, le dernier item s’articule autour de la valeur (création et répartition) et du profit. Ces termes sont des concepts fondamentaux en économie. Ils appellent de fait un traitement plus théorique. Ceci s’impose d’autant plus que l’option d’un traitement plus factuel ou analytique reste délicat : le rôle de l’entrepreneur est difficilement mesurable et les statistiques le concernant sont absentes, voire limitées. Certains auteurs avancent même que son incidence sur la répartition de la valeur demeure négligeable.

Thématique : notions issues d’autres disciplines

D’autres disciplines se sont saisies du phénomène entrepreneurial. L’une d’entre elles s’est même construite comme branche à part entière des sciences de gestion : l’entrepreneuriat. De fait, de nombreuses entrées relèvent de ce champ disciplinaire. Les autres entrées s’appuient sur les nomenclatures françaises ou étrangères, recouvrant étroitement les modes de catégorisation des entrepreneurs. Or, les questions posées par la science économiques semblent limitées ; le recours à d’autres champs permet de compléter et d’élargir la compréhension de l’entrepreneur. Puisqu’il s’agit avant tout de complément et d’ouvertures, l’essentiel des entrées ici répertoriées peut être rattaché aux quatre items distingués précédemment.

Le polymorphisme de l’entrepreneur trouve alors de nouvelles déclinaisons. Les liens avec les petites formes entrepreneuriales et leurs nomenclatures sont ainsi soulignées (« Artisan », « Autoentrepreneur », « Microentreprise »). La place et l’intérêt des formes juridiques sont discutés. Les spécificités de certains types d’entrepreneuriat sont aussi abordées au travers des entrées « Intra-preneur », « Serial entrepreneur », et aussi « Genre » (problématique venant du monde anglo-saxon). L’entrée « Diversité » confirme qu’il est indispensable de retenir la multiplicité des profils d’entrepreneurs, de leur manière d’entreprendre, comme des résultats obtenus. Sa personne comme ses compétences, actions et résultats ne sont pas uniques.

Au-delà de ses formes, les motivations, comportements et traits de l’entrepreneur s’enrichissent. On parle d’esprit entrepreneurial (« Entrepreneuriat »), où jouerait entre autres la recherche d’« Indépendance » comme motivation personnelle forte dans le fait d’entreprendre. Par ailleurs, le nouveau contexte technico-socio-économique confère une intensité accrue à certains enjeux managériaux : comme ceux liés à l’« Autorité » (à distinguer du pouvoir) interpellés par les nouvelles générations, ou à la capacité à générer et actionner la « Créativité ».

Par essence, les sciences de gestion interrogent les modalités d’actions possibles. « Incertitude » et « Risques », notions économiques et financières, sont avant tout abordées sous l’angle des méthodes de gestion. Cela est complété par des outils et concepts plus spécifiques du domaine : « Modèles d’affaire », « Stratégie » et « Opportunité ». Ainsi, les compétences de l’entrepreneur sont vastes. Peut-on en dégager un métier ? Peu de travaux ont tenté de répondre à cette question (« Métier »).

L’item des relations de l’entrepreneur avec son environnement s’étoffe également grâce au recours à une terminologie spécifique aux sciences de gestion. Le rôle joué par l’environnement sur le développement de l’entrepreneuriat est réaffirmé. On retrouve ainsi « Milieu innovateur », « Écosystème d’affaires », « Réseau », ou « Atmosphère industrielle » (renvoyant aux clusters et districts industriels), faisant directement référence aux relations de proximité dans la dynamique entrepreneuriale (le texte introductif dédié à ces relations). À un niveau plus individuel, le rôle des communautés dans les processus d’innovation (« Makers » pour les « bidouilleurs ») illustre de nouveau le jeu de ces relations en dehors des structures organisationnelles classiques. Pour autant, il reste primordial de ne pas opposer entrepreneur et organisation (« Organisation ») de ne pas associer l’un à l’instabilité et l’autre à l’ordre, de ne pas les considérer comme antinomiques. Ils entretiennent en fait des relations causales : l’entrepreneur est à l’origine de l’organisation, et l’organisation a besoin d’entrepreneurs et d’intra-preneurs. Ces constats et analyses sont autant de leviers d’action possibles de soutien à l’entrepreneuriat. Les pouvoirs publics mais aussi des acteurs privés conscients à la fois de la complexité et incertitudes de l’action entrepreneuriale comme des enjeux associés s’en emparent avec plus ou moins de moyens, et de réussites (« Accompagnement »).

Référence

Baumol, William. 1993. “Formal entrepreneurship theory in economics : Existence and bounds.” Journal of Business Venturing, vol. 8(3) : 197-210.