La distribution des revenus
1. Au contraire de ce qui est souvent affirmé (cf. par exemple Atkinson Inequality 2015, Inégalités 2016), la pensée économique s’est toujours intéressée à la distribution du revenu et de la richesse et elle en a souvent fait son sujet de base. Ce peut être la distribution “fonctionnelle” des revenus allant aux détenteurs des facteurs de production ou la distribution personnelle aux individus ou aux ménages. Par exemple, Ricardo pense que comparer les revenus et leur évolution est l’objet même de la pensée économique et il étudie le partage entre salaires et rente du sol allant aux propriétaires fonciers. Pour Marx, après l’industrialisation dans Das Kapital au xixe siècle, le sujet est le partage entre salaires et profit du capital qui est le solde de la valeur du produit nette du coût des inputs matériels moins les coûts salariaux de production. Comme il suppose que la valeur ne provient que du travail et que le salariat n’est que la mise de la capacité ou “force” de travail à disposition de l’entreprise qui en commande l’emploi, il en résulte la puissante théorie de l’exploitation qui fait du profit du travail volé, de la liberté de l’employé spoliée, et fait du salariat un genre d’esclavage sous couvert de libre contrat d’échange, d’où une contradiction entre les deux principes éthiques de base du libéralisme, le libre-échange d’une part et de l’autre la propriété légitime de soi-même et donc des fruits de son travail – que Marx endosse – (Le Capital a pour sous-titre « critique de l’économie politique », discipline qui étudiait alors surtout le marché et ses vertus). Si le travail est la seule source de valeur d’échange et ainsi de pouvoir d’achat, tout revenu d’une autre source non seulement peut n’être pas mérité (« ils gagnent de l’argent en dormant » s’indignait François Mitterrand) mais, pire, il est volé à des travailleurs ou constitue un recel de ce butin. Pour Marx et les marxistes, donc, ce qui est odieux et révoltant est l’exploitation de l’homme par l’homme et non pas, a priori, l’inégalité, sentiment qu’ils accusent de manifester un « égalitarisme petit bourgeois » peut-être engendré par l’avidité et l’envie. Mais en même temps, les statisticiens étudiaient la forme de la dispersion des revenus, et le fait même de les considérer dans la même statistique écarte là les différences de faits qui pourraient permettre d’expliquer ou de justifier leur inégalité, condamnant donc celle-ci à être injuste et arbitraire (donc irrationnelle). Marx doit cependant aussi expliquer le capital : après une « accumulation primitive » souvent directement prédatrice (alors sans hypocrisie, elle), le profit s’investit en plus de capital, qui loue et exploite encore plus de force de travail. Par un genre de justice immanente, cette expansion du capital, confrontée à la raréfaction des occasions, des nouvelles techniques et des débouchés, tend à faire baisser le taux de profit et, aidée par l’exaspération des travailleurs, à mettre fin au système. Les statistiques considèrent aussi le passage du temps et Simon Kuznets, venant de fonder la comptabilité nationale des États-Unis et étudiant la “croissance” et le “développement”, propose en 1955 (en pleine guerre froide) la “loi” que si l’inégalité tend à croître au début, elle finit ensuite par diminuer. Cela peut résulter mécaniquement du fait que toutes les unités économiques ne se développent pas simultanément (modernisation, progrès technique) et donc que l’on peut passer d’une société également pauvre à une société également plus riche avec des états intermédiaires hétérogènes inégalitaires. De plus, des causalités inverses peuvent renforcer ces corrélations : l’inégalité peut favoriser la croissance parce que les plus riches tendent à épargner et investir une plus forte proportion de leur revenu que les plus pauvres, et les inégalités peuvent susciter des politiques redistributives pour les contrer. Ce processus de Kuznets semble expliquer assez bien le développement international mondial, avec une inégalité entre nations récemment décroissante due au rattrapage des pays émergents, ou encore les inégalités de « capital humain » – si l’on ose dire – mesuré en temps de scolarité, avec l’expansion de l’éducation (mais cela ne se traduit pas automatiquement en salaires), et la percolation à partir des 50% les plus pauvres de la population vers les 40% juste au-dessus qui ont un petit patrimoine (en France).
2. Cependant, dans un pays comme la France, si les parts des plus riches ont bien diminué de leurs sommets à la « Belle Époque » (pour eux) au milieu du xxe siècle, elles ont remonté ensuite, avec une accélération vers la fin du siècle. C’est le sujet principal du Capital au xxie siècle qui venge Marx sans marxisme (exploitation, paupérisation relative) ou peut-être l’infirme (taux de profit, petits patrimoines d’une classe moyenne importante).
L’économie des inégalités
3. Après les bouleversements et destructions de la seconde guerre mondiale, la croissance (de rattrapage) s’est accompagnée d’une « politique des revenus » (plutôt qu’une « police des salaires» disait Pierre Massé) pour « répartir les fruits de la croissance » des « trente glorieuses », et d’un système d’assistance sociale redistribuant vers moins d’inégalité avec une fiscalité progressive notoire. Les études correspondantes dévoilèrent une série de relations logiques entre les transferts “progressifs” de plus à moins riche, les représentations statistiques classiques (courbes de concentration et de Lorenz), les mesures possibles de l’injustice de l’inégalité (de combien le revenu moyen d’une distribution inégale excède-t-il le revenu individuel qui, si c’était également celui de chacun, donnerait une société aussi bonne – le « revenu égal équivalent » ?), et enfin le bonheur et le bien-être individuel et collectif. Ces relations, propriétés, concepts et théorèmes fascinèrent les économistes intéressés par les inégalités à partir du dernier tiers du xxe siècle (de 1966, conférence de Biarritz sur l’Économie Publique organisée conjointement par le CNRS et par l’Association Internationale de Science Économique). Ils coalescent alors en une famille de scholars qui se structurent comme toute discipline scientifique, avec ses sujets, ses questions, ses problèmes, ses résultats, ses défis, ses pionniers, sa revue spécialisée (le Journal of Economic Inequality), sa société savante (la Société pour l’Étude de l’Inégalité Économique, ECINEQ), son congrès général annuel, plus d’autres sur des sujets plus spécifiques, etc. Faire de la morale avec des mathématiques n’était pas une des moindres sources de leur jubilation (comme le Capital au xxie siècle en suggère ou propose avec des statistiques et séduit d’abord pour cela). Cela n’empêche pas l’importance factuelle de l’analyse de l’inégalité, point d’intersection le plus intime entre la passion et la raison sociales.
4. Ces économistes avaient cependant des sentiments ambivalents envers les inégalités : ils les adoraient comme objet d’étude (les distributions variées sont plus amusantes que les uniformités), mais les détestaient comme fait social. Pourquoi n’aimaient-ils pas l’inégalité ? Il pourrait y avoir plusieurs raisons. En fait, ce qui les choquait le plus était la pauvreté involontaire profonde, la misère. Mais comme la relation entre l’inégalité et la pauvreté n’est pas tout à fait directe (entre autres choses « la taille du gâteau peut parfois dépendre de son partage », et la louche pour transvaser des liquidités du bassin du riche à l’écuelle des pauvres est souvent renversée, trouée ou une passoire), les plus motivés d’entre eux ont aussi étudié la pauvreté elle-même et les moyens d’y remédier.
Le cercle de famille
5. A un moment, cependant, vint la nouvelle surprenante qu’un jeune nouveau venu dans la carrière (au moins une génération plus jeune) étudiait non pas la pauvreté mais au contraire les hauts revenus, ce qui semblait plutôt un sujet pour la presse “people” (qu’il ne s’interdisait d’ailleurs pas de considérer). C’était Thomas Piketty avec sa magistrale étude pionnière sur Les Hauts Revenus en France au xxe siècle à partir des données fiscales, notamment de l’impôt sur le revenu adopté le 15 Juillet 1914 (titre et sujet voisins de ceux d’un travail de Kuznets pour les États-Unis). Cependant, la rumeur disait aussi que le résultat de cette étude était que les hauts revenus avaient été entravés par les évènements de 1914 à 1945 (guerres et crise) et par la fiscalité progressive, ce qui ne semblait pas une découverte révolutionnaire. Cela a découragé certains économistes de lire… à leur propre et grand détriment. Le Capital au xxie siècle est l’extension de ce premier travail sur quatre dimensions : au monde, dans le temps (il y a des courbes montrant des évolutions entre les années 0 et 2100-2200), en détail (types de capital et de revenus) et en analyse (explications). Etudier les beautiful et magnifiques riches et super-riches, du beau monde et du beau linge, même si on les critique, est plus distrayant et rafraichissant que le misérabilisme qui finit par suinter de la concentration sur « les damnés de la terre », malgré la compassion et l’indignation. Mais, d’une part, il y a plus d’information (les fortunes laissent plus de traces que les centimes), ce qui ne suffit pas en soi, et d’autre part ce sont eux qui mènent le monde – pour l’instant. Avec son presque millier de pages, complété par son site internet rassemblant les données de base et les détails techniques et par quelques études ultérieures de pays spécifiques, désormais soutenu par une collaboration d’étendue mondiale, ce travail a pour ambition de montrer l’essentiel de la nature et de la distribution des revenus et des richesses et de leurs évolutions en tout lieu et temps où les données permettent de le faire. Le résultat de ce courage et de ce travail statistique impressionnants est un éclairage de structures fondamentales des sociétés qui permet de comprendre leur économie, leur sociologie, leur histoire, leur éthique sociale distributive, leur politique, leur “saveur” et leurs avenirs possibles.
6. Ainsi, après la chute des hauts patrimoines et revenus en pouvoir d’achat jusqu’au milieu du xxe siècle, ils se sont reconstitué et ont crû, avec de légères fluctuations et des inflexions en 1968 et 1983, puis une explosion déclenchée par les années de libéralisation 1980-1990 (baisses d’impôts, mondialisation et financiarisation de l’économie, déréglementations, privatisations, rémunérations des dirigeants, etc.), jusqu’en ce début du xxie siècle, avec des évolutions comparables dans la plupart des grandes régions du monde. Donc l’inégalité ainsi mesurée a décrit au xxe siècle non une montagne, une cloche, un chapeau ou une bosse de Kuznets, mais au contraire un creux, un bassin ou un U de Piketty, pour reconstituer maintenant une structure d’inégalité se dirigeant vers celle du début du xxe siècle, de ce monstre social d’inégalité et d’injustice que l’on ose appeler « la Belle Époque ».
Plus dure sera la chute
7. Mais celle-ci n’a résolu ses problèmes que grâce à, si l’on ose dire, la période 1914-1945 et ses séquelles ; soit deux guerres mondiales, une “grande” et une pire, des occupations, destructions et spoliations militaires, une très grande crise et d’autres, des inflations annulant le pouvoir d’achat des dettes (et salaires) nominaux, une grande révolution induisant un changement de système économique dans une partie du monde et influençant le reste de diverses façons (dont militaires, politiques et syndicales), des conflits sociaux aigus, des dictatures atroces, et les politiques induites. Donc un bilan incluant plusieurs dizaines de millions de morts et quelques autres inconvénients. Or, si l’histoire ne se répète pas, parfois elle bégaie (dit Marx).
8. Certes, la boule de cristal, si on peut y distinguer des structures de crise, n’a plus de guerre mondiale semblable dans son collimateur maintenant. Mais elle n’en avait pas non plus en 1914, qui a été précédé et induit par une série de conflits locaux appelés les « guerres balkaniques » dans les années 1910. Or le visage du monde est déjà défiguré par la poussée d’acné d’une série de conflits et violences locaux, au Moyen et Proche-Orient, sur un vaste espace d’Afrique, et dans le Donbass capitalistique ukrainien, plus un saupoudrage planétaire d’attentats ponctuels ou de masse meurtriers, dont à Paris et Bruxelles après Londres, Madrid et New-York. Or, même si le Proche-Orient ne devient pas les Balkans du xxie siècle, toute tentative d’estimer les avenirs possibles des sociétés ne peut se passer de considérer la distribution des revenus et richesses, sa structure, sa nature et sa dynamique, comme effets et causes mesurables des autres faits sociaux – économiques, politiques, idéologiques, techniques, etc. Que va-t-il, ou pourrait-il se passer dans le reste du xxie siècle et dans les suivants ?
9. La distribution fonctionnelle classique n’a pas dit son dernier mot, puisque le capital reste toujours très inégalement distribué. En effet, comme Piketty le rappelle, la logique décelée par les théoriciens de la « croissance équilibrée » (Harrod, Domar, Allais, Solow) dit que la part des revenus du capital dans le revenu national, α, tend à être le taux de rendement du capital r multiplié par le taux d’épargne s et divisé par le taux de croissance g (soit α=rs/g). Cette tendance décrit une croissance durable “équilibrée” où la production et le revenu d’une part et le capital de l’autre croissent au même rythme (ceci plus les définitions de ces taux donne la formule). Or le taux de croissance du produit et du revenu est celui de la population, qui dans le long terme doit être très faible, plus celui de la productivité, qui était en panne récemment (la « troisième révolution industrielle », celle de l’informatique et du numérique, fait peut-être long feu – Robert Solow a remarqué : « les ordinateurs sont partout sauf dans les statistiques » –, et dans le vieux capitalisme les services peu productifs remplacent les emplois industriels). Or si g tend vers zéro sans que ce soit le cas de r ni de s, α croit indéfiniment et, comme il ne peut pas dépasser 100%, il l’atteint à un moment, c’est-à-dire que tout le revenu national est distribué aux détenteurs du capital, les salaires sont nuls, et les salariés meurent de faim, euthanasiés à leur tour, ou « les forçats de la faim » prennent d’assaut les coffres et les palais d’hiver, ou au mieux votent pour Syriza, Podemos, Olivier Besancenot (du « Parti Anti-Capitaliste ») ou Oskar Lafontaine (Die Linke) qui, eux, installent Dieu seul sait quoi.
10. Si cela n’arrive pas, c’est peut-être parce que le taux de rendement du capital r tend aussi vers zéro (réalisant ainsi à fond la « baisse tendancielle » prévue par Marx). Or la « stagnation séculaire » de la productivité, qui anémie le taux de croissance g, entrave aussi r. En outre, le profit additionnel du capital purement financier se réduit-il entièrement à celui du capital réel sous-jacent si et quand il y en a, ou peut-il éclater par lui-même (bulles et montages de dettes et crédits avec peut-être in fine une tétanisation paralysante des paiements bancaires genre post-Lehman Brothers, glaciation de la liquidité en banquise qui pourrait ne pas connaître de réchauffement fiduciaire et perdurer en conservant le capitalisme comme le permafrost conserve le mammouth, gros mais mort) ? D’ailleurs, la productivité marginale du capital est fragile dans nos états à sous-emploi de long terme, durable, pérenne, en chômage et du capital (il y a des hauts-fourneaux, des chaînes de montage et des puits de pétrole inutilisés). Et pour contrer ces états, les politiques monétaires généreuses font baisser les taux d’intérêt, parfois jusqu’à 0 ou même un peu moins. Mais si au total r = 0, il n’y a plus d’intérêt à détenir du capital et à investir (s tend alors à être aussi nul). Retour aux chandelles et à l’« économie de l’âge de pierre » où, selon Marshall Sahlins, il suffit de trois heures de travail par jour – de la chasse et de la cueillette, nos loisirs – et l’on passe son temps à chanter, danser, socialiser, inventer et se raconter des mythes, faire et déclamer de la poésie, et chercher noise à ses voisins ?
Confisquer ou réquisitionner le capital ?
11. Cette instabilité structurelle et historique du capitalisme de marché est un problème du système des marchés productif, qui peut tenter de recourir à la même béquille que les autres “échecs” de ce système, l’autre secteur à portée de main, le politique-public. Ainsi, Thomas Piketty, pour répliquer sa période égalisatrice et vengeresse favorite 1914-1945, cherche l’équivalent fiscal de deux grandes guerres et d’une grande crise dans une partie d’une autre conséquence (à l’Est) des inégalités pré-1914, par un impôt très progressif sur le capital, mondial pour éviter l’évasion à l’étranger, et finançant un « État-Providence » que l’on pourrait en outre proposer d’étendre par de nouveaux droits sociaux égaux pour tous, pour lesquels chacun recevra « selon ses besoins » (idéal de Marx après Blanqui). Les conditions et effets de cette proposition directe, simple et logique doivent être regardés de près. L’auteur tend à appeler l’État « démocratie », ce qui n’est pas toujours le cas. Ce peut l’être, mais avec nos larges populations ce ne peut être qu’une démocratie indirecte, représentative et électorale. Or le capital sait très bien manipuler ce système, par exemple en fournissant des fonds de campagne, des pantoufles (positions privées), des brus bien dotées, et autres gentillesses, comme en témoigne notre actualité judiciaire (plusieurs procès en cours), politique (les députés bloquent des réformes pour protéger des intérêts sectoriels) et mondaine. D’autre part, les services sociaux ne peuvent pas effacer toutes les inégalités des chances, par exemple celles, très importantes, qui résultent de la stimulation dans la prime enfance (qui dépend en partie des moyens privés de la famille). Par ailleurs, l’impôt progressif sur les très riches tend à réduire l’inégalité entre eux, donc les conflits entre eux, et donc à favoriser leur collusion et par là le pouvoir de la ploutocratie. Et les difficultés d’un impôt mondial et même, pour commencer, européen sont claires.
Le reste du XXIe siècle et les suivants
12. De toute façon, la croissance néo-classique équilibrée et continue ne s’infère pas de l’extrapolation du passé. Dans le sursaut récent d’inégalité, le capital est-il en train de s’extraire d’une ornière ou d’une douve de Piketty ou d’entamer l’escalade d’une nouvelle bosse de Kuznets laissant présager un retournement, ou de dessiner un S couché, un M ou un W, ou tout à la fois selon une sinusoïde classique des « fluctuations ou cycles économiques » ?
13. Mais rien ne se répète jamais à l’identique, et les situations des débuts du xxe et du xxie siècles présentent tout de même des différences qui peuvent agir dans les deux sens mais aussi sur lesquelles peuvent s’appuyer les prévisions et les politiques. Une nouveauté est l’existence d’une « classe moyenne patrimoniale » dotée d’un petit patrimoine (souvent le logement) couvrant les quelques 40% de la population entre les 50% qui n’en ont pas et les 10% supérieurs qui détiennent presque toute la richesse (très concentrée dans les 1% du sommet) – ce purgatoire social tend d’ailleurs à s’évanouir dans d’autres pays. L’avenir réformiste conservant le système serait-il de viser à doubler le volume relatif de cette “classe” au début du xxiie siècle en accroissant quelque peu ses avoirs moyens, et en lui donnant ainsi une majorité politique stable d’intérêts à elle seule ? Peut-être, comme suggéré plus haut, un processus « à la Kuznets » y transfusera-t-il les 50% d’en bas, grâce peut-être à l’éducation ou à la concurrence électorale, avec une homogénéisation et une égalisation dans les 90% populaires qui est une « petit-bourgeoisisation » de la société laissant “zen” les 10% de la haute qui apprécient non seulement la paix sociale qui pourrait en résulter mais même les débouchés qu’offrent ces nouveaux clients en leur vendant « au bonheur des dames », population que les bourses tenteront d’attirer comme « petits porteurs » pour encaisser un peu des dividendes mais surtout les moins-values des krachs (celle de New York s’affiche à son entrée comme le « people’s capitalism » au sens de « capitalisme du peuple », non « des people »). Une autre nouveauté, surtout à partir du « tournant inégalitaire » de la fin du xxe siècle, est l’importance très accrue (souvent même l’existence) de la part des salaires dans les très hauts revenus par rapport aux produits du capital, en particulier en suivant avec quinze ans de retard la trace de la « société de super-cadres » qui s’est formée aux États-Unis. Cela uniformise les sources de revenu, peut donc faciliter la comparaison et le contrôle d’ensemble, par exemple en régulant le choix des rémunérations des dirigeants (qui s’auto-rémunèrent, en France notamment, par le système réciprocitaire incestueux des conseils d’administration à participations croisées), et met en avant le rôle crucial des politiques d’éducation. Une troisième nouveauté distributive notable est évidemment l’étendue des politiques d’assistance et d’assurance sociales, qui peuvent éradiquer les souffrances de la misère brute, ont déjà fait beaucoup, et peuvent faire évoluer la distribution vers l’idéal communiste blanquiste (repris par Marx) de « à chacun selon ses besoins » – du moins pour les « besoins de base » qu’un consensus social peut sans doute définir dans une société à niveau de développement donné.
D’autres fins possibles ? Quelques eutopies plus ou moins réalistes
14. Par ailleurs, se pourrait-il que le capitalisme, comme les vieux soldats selon le général Mac Arthur, « ne meure pas mais fade away » (s’estompe jusqu’au bout), qu’il finisse non dans un boom ni dans un “boum” mais dans un long “pschitt” chuintant de baudruche dégonflée (à l’instar de son frère-ennemi le soviétisme après la chute du mur de Berlin – dont le système économique n’attire personne malgré d’heureux succès en économie de guerre), d’une « belle mort » “naturelle” et pacifique, par désaffection, dissolution ou effritement, dans une transformation plutôt progressive des relations sociales, motivations, droits (dont celui de propriété), agents, entreprises, sens du travail, besoins, ambitions, etc., et quel régime viendrait alors, comme suggéré par une série de réflexions et expériences récentes telles que :
- les « communaux collaboratifs » de Jeremy Rifkin, pouvant s’appuyer sur l’analyse des « biens communs » d’Elinor Ostrom ;
- divers types de coopératives ;
- ce qu’on appelle en France l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) ;
- ce qu’on y appelait le “solidarisme” il y a plus d’un siècle, idéal « radical-socialiste » (ni radical ni socialiste) de la première IIIe République ;
- ce qu’on appelle au Vatican l’« économie civile » et l’« entreprise réciprocitaire », comme suggéré dans l’encyclique Caritas in Veritate et analysé par une cinquantaine d’économistes réunis par les professeurs Stefano Zamagni et Luigino Bruni, conseillers économiques du lieu ;
- la gestion dite par « travail libre » ;
- l’« économie collaborative » sur le modèle de la société de covoiturage Uber et d’autres semblables qui commencent à fourmiller dans le monde ;
- les organisations “participatives” ;
- la « démocratie industrielle » et des formes d’“autogestion” ;
- l’extension du « capitalisme rhénan », sa “cogestion” et le rôle des stakeholders ;
- etc.
15. Certaines de ces idées se proposent comme des alternatives au système actuel, d’autres comme de simples améliorations et évolutions respectant le libre-échange et se coulant dans le système des marchés sans jeter, avec l’eau du bain capitaliste, propriétariste et hiérarchique, les bébés de la coordination par l’échange libre et l’efficacité du système des prix. Qu’est-ce qui peut ou va arriver dans ces directions, comment et quand ?
Quelle mesure ?
16. Cependant, le succès exceptionnel et fulgurant du Capital au xxie siècle, unique pour un travail de recherche (immédiat, mondial – conférences, 40 traductions et compléments dans tous les grands pays –, auprès des spécialistes comme des foules – « nous sommes les 99% » du mouvement « Occupy Wall Street » –, vendu à deux millions d’exemplaires, avec des éditions épuisées avant d’être imprimées) tient notamment à l’effet direct du jugement et de l’émotion provoqués par ses présentations des inégalités de la distribution des revenus et des avoirs.
17. Pour commencer, comment estimer l’état et le changement ? Par sa très grande audience Le Capital au xxie siècle aura popularisé la description des inégalités par pourcentages ou “quantiles” : tel pourcentage de la population a ou reçoit tel pourcentage du capital ou du revenu et l’inégalité est d’autant plus grande que ces deux chiffres sont plus éloignés l’un de l’autre (on compare parfois aussi les deux revenus tels que 10% de la population aient plus et moins respectivement). Cette vision statistique à la fois individualiste et sociale mais non sociologique est aisément comparable entre sociétés et parlante et facile à comprendre tout en demandant le minimum de réflexion pour stimuler l’attention. Elle est splendidement exploitée dans cet ouvrage. Mais est-elle sans problème ?
18. Les revenus, avoirs et leurs variations sont plus souvent jugés par leurs niveaux absolus que par leurs niveaux relatifs comme le font ces mesures, et ce sont donc eux qui suscitent d’abord les sentiments (et mouvements) sociaux. De plus, les changements de parts du total allant aux différentes couches de la population sont parfois présentés comme des “redistributions” alors qu’ils n’impliquent pas nécessairement des transferts effectifs entre elles, ce qui est une différence très notable sur le plan social.
19. Sur le plan purement logique, si tous les revenus – par exemple – sont multipliés par un même nombre, ces variables ne changent pas (la physique appelle cela une conception intensive). Or, par exemple, les « évènements de mai 1968 », qui ont marqué la France, se sont achevés par les « accords de Grenelle » qui, le 27 mai 1968, ont décidé d’augmenter tous les salaires de 10%. Cela était supposé laisser inchangée l’inégalité de la hiérarchie des salaires (les propriétaires du capital s’étaient fait représenter par leurs directeurs salariés). Or quelqu’un qui avait 300 reçoit 30 de plus tandis que quelqu’un qui avait 300.000 se voit augmenté de 30.000. C’est une augmentation extrêmement inégale, et comme elle est parfaitement corrélée à la distribution initiale, au total l’inégalité a certainement crû. Les étudiants “radicaux” (“gauchistes”) qui avaient initié tout le processus (manifestations, occupation de la Sorbonne, puis – rejoints par les syndicats – grève générale nationale, etc., jusqu’à la réunion patronat-syndicats-Gouvernement par Georges Pompidou rue de Grenelle et les “accords”), ces militants égalitaristes, donc, se sont sentis frustrés par ce résultat et s’en sont plaint auprès des économistes spécialistes des inégalités qui avaient d’ailleurs attiré l’attention sur cet effet (on a alors augmenté davantage le salaire minimum). Si au contraire c’est une augmentation égale de tous les revenus qui n’augmente pas l’inégalité, ce qui est multiplié par un même nombre pour tous c’est une fonction exponentielle du revenu, et c’est à ces grandeurs, les « revenus égalitaristes », que l’on peut appliquer la vision par quantiles. Cette nouvelle “mesure” exacerbe les niveaux et la croissance absolue des hauts revenus par rapport à ceux des autres, et donc l’inégalité et sa croissance. L’économie des inégalités a coutume d’appeler cela une critique « de gauche » d’une inégalité ou de sa croissance, et la conception précédente une vision « de droite ». L’inégalité, comme la beauté, est en partie dans l’œil de l’observateur. Cependant, les économistes dévoués au capital pourront alors, malins et hypocrites comme souvent, proposer de remplacer cette inégalité égalitariste par une inégalité hédoniste : ce qui compte est le bonheur des citoyens (encore mieux que la liberté) et, d’après la fameuse “loi” psychologique de Weber-Fechner selon laquelle la sensation varie comme le logarithme de l’excitation, il faudrait au contraire remplacer les revenus par leur logarithme. Cela implique que les revenus individuels sont non plus additionnés mais multipliés entre eux. L’effet final de ces « revenus hédonistes » ou “utilitaristes” est inverse : les hauts revenus et leur croissance sont estompés par rapport aux autres. Mais les dénonciateurs modernes de l’exploitation leur répondront : puisque, selon vos utilités marginales décroissantes, l’argent superflu fait si peu le bonheur, rendez-le!
20. En conséquence de tout cela, il semble clair que les analyses statistiques et les remarques du Capital au xxie siècle, et même les critiques qu’on peut lui adresser, non seulement expliquent son succès unique, mais constituent, avec la poursuite de ce travail, une base indispensable pour mieux expliquer et comprendre les sociétés, les juger, et tenter d’envisager et d’influencer leurs avenirs possibles. Ce qui en a été présenté ci-dessus ne constitue que le rez-de-chaussée et quelques smurs du premier étage de ce que l’on peut construire sur ces fondations. La suite constitue, pour les chercheurs en science sociale, un vaste chantier important et passionnant.