Inequality, Anthony B. Atkinson, par Serge-Christophe Kolm

Serge-Christophe Kolm

Inequality, Anthony B. Atkinson, (Cambridge (Ma), Harvard University Press, 2015)

1. Quand une différence est-elle une inégalité ?

2. Quand une inégalité est-elle une injustice ?

3. Atkinson (dans son ouvrage récent Inequality, trad. fr Inégalités, Paris, Seuil, 2016, qui va attirer beaucoup de lecteurs) esquive cette analyse philosophique par l’hypothèse sémantique qu’une inégalité est toujours injuste. Il s’intéresse alors à la distribution du revenu global, tout compris (revenus d’activité et de la fortune, loyer implicite pour les propriétaires de leur logement, net des impôts, plus aides et prestations des services publics, dons reçus et héritages, etc.). Logiquement, il devrait aussi (mais ne le fait pas) s’intéresser aux prix des biens de consommation pour obtenir le revenu “réel” ou pouvoir d’achat, avec des biens achetés dépendant du niveau de revenu. Une moindre inégalité semble souhaitable : certes moins de misère l’est, et moins d’inégalité favorise sans doute souvent la convivialité sociale (et la démocratie moderne). Il n’est pas tenu compte des différences entre capacités à jouir de son revenu et à l’utiliser. Il s’agit donc au total d’un genre de moindre « inégalité des chances » (partielle). Le revenu de chaque ménage est traduit en celui de chacun de ses membres en le divisant par la racine carrée du nombre de ceux-ci. L’inégalité totale dans la société est alors mesurée par des indices qui ne varient pas quand tous les revenus sont multipliés par le même nombre (propriété qui a fortement choqué les instigateurs des “évènements” de Mai 1968 en France quand ceux-ci se sont soldés par les « accords de Grenelle » unanimes augmentant de 10% tous les salaires, donc donnant beaucoup plus aux cadres dirigeants déjà grassement payés qu’aux salariés de base – si l’on voulait un tel indice mais de plus ne changeant pas quand tous les revenus sont accrus d’un même montant, c’est à une fonction exponentielle du revenu qu’il faut l’appliquer, ce qui augmente beaucoup les inégalités et leurs variations car, alors, une même augmentation de revenu accroit d’autant plus cette nouvelle “mesure” de celui-ci qu’elle s’applique à un revenu plus élevé).

4. On constate en tout cas que l’inégalité a décru pendant la seconde guerre mondiale et les « trente glorieuses » qui l’ont suivie (même depuis 1914) grâce bien sûr à la fiscalité progressive et aux divers aspects de l’« État social » s’ajoutant aux conflits salariaux, suivant les destructions, isolations, coupures, spoliations et chaos des guerres, mais qu’elle a presque partout crû à partir du « tournant inégalitaire » des années 1980 sous l’effet des allègements d’impôts, de la spéculation financière et de la mondialisation de l’économie. Peut-on inverser cette tendance ? Atkinson pense que cela est possible puisqu’il y a déjà eu des périodes de baisse (mais les guerres et les crises ont joué un rôle important en détruisant du capital et des profits, et en permettant des impôts élevés et progressifs pour les dépenses militaires – l’impôt sur le revenu en France a été voté le 15 juillet 1914 – réaffectables aux dépenses sociales plus tard), mais ne peut s’obtenir qu’en s’attachant (s’attaquant) à tous les faits qui influencent les revenus finals, et non seulement à la redistribution par la fiscalité et les services publics. Il faudrait en particulier contrôler la formation “primaire” des revenus dans le système de production et sur les marchés du travail et des capitaux. L’auteur pense que ceci est sa contribution à la question. Par exemple, le progrès technique doit être contrôlé selon son effet sur les divers revenus (son effet distributif dépend de qui possède les robots). Certains sujets sont cependant absents de façon surprenante, comme par exemple le choix de la rémunération des dirigeants par des conseils d’administration entre amis s’aidant mutuellement.

5. Le résultat est que tout fait économique ou social n’est jugé que par son effet sur les revenus personnels finals. Cette position fut classiquement celle de l’extrême-gauche française (notamment à l’époque du parti communiste très puissant et bien intégré, bien que Marx lui-même fustige l’« égalitarisme petit-bourgeois »). Bien des points font souvent l’objet de discussions dans les média, le public et la vie politique, mais on peut y ajouter les nombreuses analyses apportées par les diverses parties de la pensée et de la recherche économiques. L’ouvrage débouche sur une série de 15 préconisations spécifiques (et 5 « idées à poursuivre ») réformistes, surtout pour le Royaume-Uni – certaines existent déjà là ou ailleurs comme, en France, le Conseil Economique et Social (existe dans 22 pays de l’Union Européenne), le salaire minimum (existe maintenant dans la plupart des pays de l’OCDE) et un genre d’« échelle mobile », les allocations familiales (par enfant et de préférence au niveau européen), des impôts locaux proportionnels à la valeur de la propriété (la Council Tax anglaise est régressive), un impôt sur le revenu progressif avec un taux marginal supérieur élevé (65% pour Atkinson), un impôt sur les héritages et dons reçus cumulés, un impôt sur la fortune (mais seulement comme « idée à poursuivre »), le Fonds Stratégique d’Investissement, et le « livret A ».

6. Par ailleurs, l’État pourrait être « employeur de dernier recours » assurant l’emploi direct ou par d’autres voies de tous ceux qui le demandent au salaire minimum et jusqu’au temps de travail total officiel, systématisant ainsi l’emploi public palliatif ancien et courant. Les personnes peuvent recevoir une allocation forfaitaire égale pour tous en revenu annuel (« de participation », pour tous ceux qui “contribuent” à la société comme ils le peuvent – c’est par contre sans condition que chaque citoyen de l’Alaska reçoit un chèque annuel de quelques milliers de dollars) et en capital à leur majorité (un genre d’héritage social financé à partir de l’impôt sur les successions et dons reçus).

7. Conséquence de son hypothèse de base qu’il faut agir partout, la principale vertu de cette étude est son étendue. Pour presque chaque fait qui affecte les revenus et leur distribution, elle rappelle une bonne partie des politiques et des discussions qu’il a suscitées, et des points pertinents de la pensée et de la littérature économiques. Il reste cependant quelques sujets de perfectibilité. L’un concerne l’ensemble des critères à prendre en compte, plus riche et raffiné que simplement la mention de l’inégalité du revenu final étendu (par exemple consommation, bien-être, bonheur, vertu, faute, la vie bonne et la bonne vie, pénibilité, compensation, mérite – pour le choix, l’effort ou les capacités –, responsabilité, exploitation, autonomie, conformité, distinction, réalisation, contribution, identité, communauté, intégration, solidarité, dévouement, réciprocité, dignité, universalisation, etc.). Il y a quelques allusions ad hoc à certains (droit aux fruits de son travail – critère libéral et marxiste –, participation, soins prodigués, relations personnelles, etc.) parce qu’ils sont dans l’esprit public, mais on pourrait faire usage des analyses bien développées depuis quelques décennies par l’économie normative et l’éthique sociale. En fin de compte, cette étude se lit avec beaucoup plus d’intérêt que de surprises et peut être utile pour établir un programme social en d’autres lieux et avec des critères de justice plus complets et analysés.