
Freedom, Responsibility and Economics of the Person, Jérôme Ballet, Damien Bazin, Jean-Luc Dubois et François-Régis Mahieu (Londres, Routledge, 2014)
Cet ouvrage d’une originalité marquée trouve bien sa place dans une collection d’ouvrages de l’éditeur londonien qui a joué un rôle, au fil des dernières années, dans l’élargissement résolu des horizons de la pensée économique. Il est consacré à un sujet qui peut surprendre : la liberté et la responsabilité dans le contexte d’une « économie de la personne ». L’expression évoque a priori davantage les critiques nombreuses (et parfois simplistes) de la tendance présumée des sciences économiques à favoriser une vision du « management de soi », ou de la gestion des flux économiques sur le cycle de vie, qui serait chargée tout à la fois de lourds présupposés anthropologiques (l’individualisme) et idéologiques (la prédominance du modèle d’une société de marché) et d’une forme d’excès dans l’investissement de domaines existentiels qui devraient rester extérieurs à la pensée économique. L’intérêt de la démarche des auteurs est cependant de conduire le lecteur à mieux réaliser l’imbrication de la pensée économique des décisions et des transactions avec des représentations fondamentales de la personne humaine qui, en droit, sont tout à fait susceptibles de connaître des évolutions, y compris sur le terrain épistémologique ou méthodologique, en réponse à des limites perçues des approches les plus habituelles dans la discipline économique.
Le livre illustre, par ses motivations, l’impact de la théorie des capacités d’Amartya Sen sur la pensée économique. Il porte témoignage du renouvellement concomitant des relations entre les sciences économiques d’une part, la philosophie de la liberté d’autre part. Abordant les questions – importantes dans les recherches philosophiques aujourd’hui – de la vulnérabilité ou des identités pratiques, les auteurs sont capables tout à la fois d’en appeler à plus d’audace dans la pensée économique (en particulier dans le sens de l’appropriation résolue d’une partie de l’héritage phénoménologique) et de faire ressortir la pertinence philosophique des questions que se posent les économistes. Au croisement de perspectives anthropologiques parfois concurrentes (comme l’atteste la présentation détaillée de l’approche des « capabilités » chez Sen et la prise de distance par rapport à cette approche), l’agent économique subit des sollicitations qui l’éloignent de ses positions classiques et il change de figure.
C’est en s’éloignant des schémas de la rationalité optimisatrice que ce fameux « agent économique » peut espérer bénéficier de la prise en compte d’aspects plus riches de la personnalité en tant que telle. Les questions relatives au statut d’agent ne sont certes pas absentes de la pensée économique néoclassique, qu’il s’agisse par exemple de la contribution économique à la théorie de l’acteur rationnel ou des investigations économiques sur le pouvoir de l’agent dans les relations principal-agent, pour citer deux cas évidents. Mais il faut reconnaître que ces questions sont ici abordées d’une manière qui force à tourner le regard vers des questions importantes de la philosophie de la personne. Cela rend possible, au total, des aperçus significatifs et intéressants sur l’action telle que l’abordent les sciences sociales, en privilégiant l’étude des formes de la responsabilité dans les échanges sociaux.
À travers différents exemples et débats théoriques, l’intention générale est de montrer, d’une part, que les personnes ont cette caractéristique essentielle de faire partie d’un monde qui s’impose à elles (un monde de valeurs et de normes qui instituent des droits et des devoirs), et cette autre caractéristique, de ne pouvoir être dissociées des identités pratiques qui les constituent comme telles. C’est à la défense de ces thèses que s’articule la suite des chapitres, reflétant un parcours intellectuel passant par une succession d’étapes (p. 2). Ce qu’il faut remarquer d’emblée, c’est que cette orientation ne neutralise pas par avance l’approche économique du comportement : ce sont bien des actions de nature économique qui forgent les identités pratiques de la personne économique, et la manière humaine de tenir compte des normes données dans le monde social enveloppe des décisions individuelles et l’établissement de priorités personnelles, et peut au reste parfaitement couvrir un calcul des conséquences qui intègre les coûts de réputation, au défaut du souci intrinsèque du respect des normes.
Les étapes qui jalonnent le parcours incluent une discussion de l’idée de liberté (dans un sens relationnel) et une critique de l’approche d’A. Sen, considérée comme trop liée à une conception purement fonctionnelle de la liberté, ne permettant pas de donner cours à l’idée de la liberté morale et à l’auto-limitation dans l’action. La responsabilité est examinée non pas seulement comme une suite de la liberté, mais comme son fondement, en rapport avec une approche de la liberté qui s’étend au-delà de l’usage de la rationalité et qui oblige à reconsidérer le statut d’agent. Les qualités d’agent, soutiennent les auteurs, ont en leur cœur l’usage par la personne de ses responsabilités, qui peuvent être en quelque façon « personnalisées », en fonction de la manière de les endosser (c’est là un aperçu très intéressant de cette étude). C’est même ce qui est désigné par le fait d’être une « personne » (p. 3).
Ce sont là des contributions qui développent utilement des thèmes récents de l’analyse de la responsabilité et de l’engagement, qui n’a pas été sans lien avec l’économie comme on a pu le voir dans le débat à fronts renversés entre le philosophe Philip Pettit et l’économiste Amartya Sen sur la suffisance ou non du modèle décisionnel de la délibération habituellement retenu en théorie économique [1]. D’autres thèmes apparaissent toutefois, dans la même intention d’une méthodologie économique renouvelée. Ainsi, la personne générique et la personne particulière sont distinguées et les multiples identités pratiques que l’on trouve à l’œuvre dans la vie économique, et qui représentent des voies de « personnalisation » de soi-même et du monde pour les personnes particulières, renvoient aussi à l’identité personnelle, qui les unifie (l’identité générique faisant ainsi sentir sa force). C’est toute une méthodologie individualiste et contextualiste qui se profile alors. Elle demande de rapporter systématiquement les choix et le comportement des individus à des contextes incorporant des valeurs qui s’imposent aux agents, ceux-ci pouvant seulement personnaliser leur rapport avec elles et procéder à des arbitrages entre les diverses responsabilités.
On peut s’interroger sur l’articulation entre « liberté morale » (moral freedom) et « liberté rationnelle » (rational freedom) ; ces concepts sont saisis dans un rapport d’opposition mais cette opposition même ne laisse pas d’interroger. La conception de la liberté comme pouvoir, qui oriente l’analyse, n’est peut-être pas indépendante des cadres linguistiques de description de l’action ou de l’interaction (comme le donnent à penser notamment les réflexions consignées p. 41).
D’autre part, peut-on faire une généralité de la présence de repères normatifs dans les contextes d’action ? Par exemple, dans Le Décideur, Bertrand Saint-Sernin avait composé un tableau frappant des incertitudes qui entourent l’action dans des contextes où les valeurs et les attentes de référence sont souvent insaisissables [2]. Ne faut-il pas alors faire la part de l’affirmation, par l’agent, de ses valeurs personnelles (qui peuvent aller au-delà de l’établissement de priorités parmi les responsabilités préexistantes) ?
En troisième lieu, ne faut-il pas admettre – comme le font les théories actuelles du désaccord et du compromis, encore peu mobilisées en économie – que les valeurs de référence sont en partie sécrétées par l’interaction passée et par l’expérience réflexivement partagée (l’expérience du conflit, de la coopération, de l’interprétation des normes, de la participation, de la négociation ou de la recherche d’entente…) ? Ces interrogations ne peuvent s’entendre unilatéralement comme des critiques puisque les auteurs ont à cœur, dans l’examen de la théorie des « capabilités » particulièrement, de faire ressortir très justement l’importance de l’interaction entre les acteurs, contre une vision des choses centrée sur le face-à-face entre l’agent et son environnement (p. 23).
Dans les limites assumées d’un contextualisme (v. notamment la section 5.2) qui limite la part de la construction interactive des repères normatifs mais qui développe utilement une perspective sur la rationalisation des obligations par l’agent (sec. 5.3), et qui s’appuie sur de riches généalogies des idées de personne et de responsabilité, le message fondamental des auteurs est au demeurant parfaitement clair et il est à bien des égards convaincant dès lors que l’on songe aux situations dans lesquelles il est hors de doute que les agents sociaux font face à des attentes pressantes qui les concernent nominativement et avec lesquelles il faut bien composer. On peut donc voir là une piste prometteuse : en contexte, les individus font des choix qui reflètent une sorte de gestion des responsabilités (en présence d’opportunités, de contraintes et de la pluralité même de responsabilités entre lesquelles aucune harmonie préétablie ne prévaut). C’est l’approche que viennent accréditer un certain nombre d’études de cas éclairantes, notamment à propos de la baisse de la consommation avec le revenu, des limitations à l’accroissement du bien-être qui sont dues au temps consacré au travail, et à propos du prêt à des taux plus bas que ceux du marché., mais aussi à propos de la vulnérabilité (chap. vii), de la fragilité et de la faillibilité (chap. viii) ou du développement d’un principe de précaution sociale (chap. ix). Par rapport à d’autres approches guidées par la phénoménologie sociale, le lecteur se félicitera peut-être de voir l’analyse s’infléchir franchement dans le sens d’un rapport individuel réfléchi aux normes ou attentes sociales, sans confusion avec une automaticité sans objet.
L’ouvrage est, au total, très riche de perspectives particulièrement stimulantes et son argumentation à la fois claire, pertinente et composée attirera assurément l’attention en philosophie économique. L’intérêt qu’on lui témoignera dans les sciences économiques directement explicatives a toutes les chances de dépendre de l’attachement aux vertus explicatives des modèles classiques de la rationalité que l’économie théorique hérite de l’individualisme méthodologique. De ce point de vue, l’élargissement des perspectives qui est proposé doit évidemment être mis en balance avec les mérites propres des approches classiques. Il est constant, cependant, que cette contribution permet de donner une assise à une approche alternative faisant droit au point de vue des acteurs et qui ne se contente pas du renvoi opaque à « la nature » ou « au comportement » dans l’espoir paradoxal de congédier la compréhension des raisons dans les choix.