
Hans Jonas, Essais philosophiques. Du credo ancien à l’homme technologique, éd. par D. Bazin et O. Depré, trad. de l’anglais par D. Bazin et al., (Vrin, 2013)
Contemporains de l’époque où s’élabore le célèbre Principe responsabilité, les textes de 1964 à 1971 qui constituent ce recueil peuvent au premier abord sembler très disparates au regard de leurs thèmes, mais – comme le montre encore la très précieuse introduction de Jonas à ce volume – ses trois sections correspondent aux trois moments du déploiement de sa pensée. Intitulées « Science, technologie et éthique », « Organisme, esprit et histoire » et « La pensée religieuse des premiers chrétiens », les trois parties de ce volume remontent le chemin de pensée de Jonas en partant du moment plus récent qui interroge les dangers potentiels des « usages les plus bienfaisants et légitimes » de la technologie contemporaine (« l’homme technologique »), pour remonter au plus ancien, c’est-à-dire aux premiers siècles chrétiens et au gnosticisme (le « credo ancien »), en passant par la philosophie de l’organisme.
La première partie s’ouvre par un chapitre susceptible de servir d’introduction à la philosophie morale de Jonas dans la mesure où celui-ci revient sur les raisons pour lesquelles il nous faut renoncer à l’anthropocentrisme de l’éthique traditionnelle, admettre la nécessité de la refonder ontologiquement et en penser les conséquences politiques, c’est-à-dire tirer les conséquences de « l’insuffisance du gouvernement représentatif » (p. 43). L’intérêt de ce genre de critique devrait, par-delà les suggestions de Jonas lui-même, se mesurer également au regard de ce qu’elle s’avère pouvoir inspirer ; ainsi, si « l’avenir n’a pas de représentants » (p. 43), constate à l’époque Jonas, il est tout de même remarquable que se soient depuis créées des commissions parlementaires pour les générations futures.
Le deuxième chapitre entre dans l’analyse, sur le terrain de la philosophie, de la tension – sans équivalent dans une autre civilisation – entre le double héritage judéo-chrétien et gréco-romain, une tension qui ferait l’originalité de la civilisation occidentale ; Jonas met très bien en évidence les enjeux majeurs des thèses qui, dans les traditions juives et chrétiennes, ont pu être défendues à propos de la création, par exemple lorsque celle-ci est pensée à partir du rien (p. 64 sq.), et leur compatibilité avec le Timée. Le troisième chapitre fait ressortir les dimensions non seulement théoriques – ontologique et scientifique –, mais technologique de la révolution copernicienne en tant qu’elle « est devenue ce que Napoléon disait de la politique : une destinée » et qu’elle fait aujourd’hui craindre « les bienveillants amis de l’humanité et leurs rêves d’amélioration glorieuse de la race » (p. 116).
L’une des contributions les plus originales de ce recueil est sans aucun doute celle qui suit et s’intitule « La connaissance socioéconomique et l’ignorance des buts ». Jonas commence par rappeler le principe classique selon lequel l’objectivité de la connaissance scientifique implique sa neutralité à l’égard des jugements de valeurs, c’est-à-dire à l’égard des fins assignées à cette connaissance. Comme le suggère cette conférence, c’est ce principe, qui veut que la réflexion et la discussion relatives aux valeurs soient abandonnées à la philosophie, qui explique que Jonas ait été invité à un colloque par des économistes ; mais, à l’encontre de ce qui a donc motivé sa présence parmi eux, Jonas cherche à montrer que l’économie présuppose au contraire la définition d’un but : « Face aux situations quasi eschatologiques vers lesquelles les potentiels de nos développements économico-technologiques tendent, l’ignorance des implications dernières devient elle-même une raison de s’imposer une contrainte responsable » (p. 146). Epistémologiquement et contre l’idée d’une « neutralité » axiologique nécessaire des sciences, cela suppose de reconnaître à l’économie un rôle « normatif », précise encore Jonas. La thèse de cet essai ne concerne pourtant pas « simplement » l’économie et n’a rien, pour ainsi dire, de régional, dans la mesure où la critique jonassienne du principe kantien selon lequel l’ordre des faits et celui des valeurs sont absolument hétérogènes l’un à l’autre est impliquée par la thèse selon laquelle un phénomène d’ordre factuel, par exemple l’existence d’un nourrisson, peut signifier une obligation morale, et, en l’occurrence, celle de prendre soin du nouveau né.
Les quatre derniers chapitres de cette première partie traitent de questions bioéthiques en interrogeant très concrètement les problèmes posés par l’expérimentation humaine, par la définition de la mort et par les biotechnologies, c’est-à-dire par les différents types d’eugénisme ou par le clonage, la thérapie génique, pour considérer enfin ces problèmes à partir d’une perspective juive. Ce dernier chapitre revient par exemple sur le paradoxe qui veut que si la « nature a perdu le respect de l’homme », ce dernier est loin d’avoir en contre partie gagné en statut métaphysique puisque, malgré le triomphe de sa maîtrise croissante sur la nature, il « a lui-même été englouti dans la dévaluation métaphysique qui était la prémisse et la conséquence de son triomphe » (p. 230) – la question étant alors de savoir ce que peuvent encore signifier des notions comme celles de création et d’homme en tant qu’image.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la philosophie de l’organisme élaborée sur le fond de la conscience, acquise au cours de la guerre, de l’insuffisance du privilège accordé par les philosophies classiques à la pensée, c’est-à-dire à la pointe d’un « iceberg », au détriment de « la grande base organique sur laquelle se dresse le miracle de l’esprit » (p. 14). Une traduction française de deux des quatre essais de cette partie, « Les fondements biologiques de l’individualité » et « Changement et permanence. Sur la possibilité de comprendre l’histoire », était parue dans les Etudes phénoménologiques (1996) et dans le recueil Evolution et liberté (2000) ; mais la nouvelle publication de ces deux essais se justifie d’autant plus que la traduction de la présentation synthétique de la philosophie jonassienne de l’organisme dans le premier de ces essais n’était plus disponible et que la très fine analyse de la compréhension historique dans le second essai reste très méconnue par rapport au reste de l’œuvre de Jonas. Les deux autres essais ne sont pas moins originaux : « Spinoza et la théorie de l’organisme » entre dans une lecture serrée d’un certain nombre de propositions de l’Ethique II, et l’essai consacré à « la pensée visuelle » interroge aussi bien la question de la perception que la consistance de l’idée selon laquelle la connaissance relèverait d’une vision.
Les six chapitres de la troisième et dernière partie reviennent au premier champ des recherches de Jonas – celui consacré aux gnostiques, mais, ici, encore à la métaphysique d’Origène, à l’âme chez Plotin ou encore à la question de la volonté dans l’Epitre aux Romains de Paul. Cela ne signifie pourtant pas qu’il soit possible d’y voir un champ de recherche purement initial, puisque le gnosticisme constitue aux yeux de Jonas un, si ce n’est le, trait fondamental de la pensée occidentale moderne dont il resterait encore à nous déprendre.
La publication de ce volume demande à être saluée dans la mesure où la diversité des questions philosophiques abordées dans ces essais met bien en évidence à la fois l’ampleur de l’horizon du questionnement de Jonas, c’est-à-dire l’impossibilité de réduire le champ de sa pensée à la sphère de l’éthique, et l’étendue du paysage historique que le lecteur est invité à traverser dans ces différents essais – d’Aristote ou Origène à Nietzsche ou Whitehead en passant par Descartes ou Spinoza. Par ailleurs, si l’ouvrage précise sur de nombreux points des thèses défendues ailleurs (par exemple, l’essai sur Spinoza ou celui sur les débats relatifs à l’idée de création) voire fait découvrir des analyses plus inattendues comme celle concernant la connaissance historique, il est – plus que d’autres ouvrages – simultanément susceptible d’introduire à la pensée de Jonas.