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Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier de Carl Menger

Sandye Gloria-Palermo

Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier de Carl Menger, traduit de l’allemand et présenté par Gilles Campagnolo (EHESS, 2011)

1. Voici la première traduction française intégrale de l’ouvrage de 1883 de Menger, les Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der Politischen Oekonomie insbesondere. L’ouvrage a déjà été traduit auparavant en italien (1937, avec une réédition en 1996), en anglais (1963, avec diverses rééditions), en japonais (1937 et 1988) et récemment en espagnol (2006).

2. La version française se présente sur un mode un peu différent. Gilles Campagnolo nous livre là en effet un objet littéraire bien étrange : la traduction proprement dite de l’ouvrage de Menger ne constitue que l’une des trois parties de ce livre, les deux autres étant rédigées par Campagnolo qui s’engage bien au-delà du travail usuel de mise en perspective et d’introduction à l’œuvre traduite, quitte à faire perdre la centralité aux écrits de Menger. Bref, le titre est trompeur : il ne s’agit pas d’une traduction des Untersuchungen, mais d’un volume composé de deux livres de Campagnolo qui encadrent la traduction en français du livre de Menger. L’ambition de l’auteur est de fournir au lecteur un dossier complet qui accompagne le texte de 1883. La première partie présente l’auteur et le contexte intellectuel, culturel, politique et académique dans lequel sont publiés les Untersuchungen. La seconde partie est composée par la traduction en tant que telle. La troisième partie se concentre sur la querelle des méthodes qui suit la publication de l’ouvrage et qui oppose Menger au chef de file des historicistes allemands, Gustav Schmoller.

3. La première difficulté à laquelle se heurte l’auteur est, dès son avant-propos, de justifier son travail de traduction. Rendre disponible en langue française cet ouvrage de Menger est pour l’auteur une urgence bien réelle destinée à combler une lacune abyssale. Deux arguments principaux viennent dans cette optique justifier ce travail de traduction : tout d’abord, pour le chercheur de langue française, être contraint de passer par l’intermédiaire d’une langue tierce aurait énormément contribué à obscurcir les échanges et serait à l’origine de divers quiproquos et fausses querelles issues d’approximations nées de traductions parfois fautives ; ensuite, l’actualité de la pensée de Menger pourrait (re)faire de ce texte une source d’inspiration pour les économistes en mal de repères méthodologiques en ces temps de crise paradigmatique. C’est sur ce thème du parallèle entre la situation critique de notre discipline autour de 1900 et de 2000 qu’enchaîne la première partie. La domination de l’approche économétrique aujourd’hui ferait en quelque sorte écho à celle des historicistes allemands au début du siècle dernier. Mais approfondir cette question nécessiterait une analyse rétrospective plus poussée là où Campagnolo préfère le contextuel. L’exercice contextuel, où Campagnolo excelle, indubitablement, aurait pour objectif de préparer, plutôt que de s’opposer à, une lecture rétrospective. Dans la continuité de son ouvrage de 2008, Carl Menger, entre Aristote et Hayek : aux sources de l’économie moderne (éditions du CNRS), Campagnolo situe avec rigueur et détail Menger dans son contexte, la Vienne du début de siècle. La présentation est d’une érudition parfois à la limite de l’excès où le lecteur trouvera tout ce dont il est besoin pour comprendre l’homme en son temps, des éléments biographiques aux tendances politiques des divers quotidiens de l’époque… On comprend que Campagnolo glisse rapidement sur le contexte académique de l’époque puisque les relations de Menger avec ses collègues historicistes feront l’objet de la troisième partie de l’ouvrage.

4. Lorsque l’auteur aborde enfin le contenu conceptuel des Untersuchungen, le lecteur non familier avec l’œuvre de Menger aura quelques difficultés à saisir l’enjeu des couples d’oppositions conceptuelles que décrit Campagnolo : l’orientation individualiste versus l’orientation générale, le singulier versus le collectif. Clairement, il ne s’agit pas d’une introduction à la pensée méthodologique mengerienne mais d’une grille de lecture sous forme de matrices qui croisent ces différentes oppositions.

5. Cette première partie, exhaustive dans le détail du contexte – à l’exception déjà signalée de la domination historiciste, objet du troisième livre de l’ouvrage – doit beaucoup au travail d’archives de Campagnolo qui a pu s’immerger dans le fond japonais de l’université de Hitotsubashi où sont entreposés environ vingt mille ouvrages de la bibliothèque personnelle de Carl Menger, ouvrages dont certains sont annotés à la marge de la main du fondateur autrichien. En résultent quelques perles de connaissance que Campagnolo nous délivre le long de son texte. Par exemple, les inscriptions manuscrites sur l’ouvrage d’Auspitz et Lieben semblent confirmer que les réticences de Menger à la mathématisation de la discipline sont articulées et campées sur une spécificité méthodologique.

6. La seconde partie constitue ce qui a priori est le corps de l’ouvrage, à savoir la traduction offerte par Campagnolo du texte de Menger. Il faut saluer ici le travail titanesque entrepris. Menger est en effet particulièrement difficile à traduire. Son style est verbeux et répétitif ; on peut trouver dans le texte original des phrases faisant jusqu’à vingt lignes mais qui, grâce aux spécificités grammaticales de la langue allemande, n’en demeurent pas moins précises et compréhensibles. Le travail de traduction offert est d’une minutie extrême comme en témoignent les nombreuses notes de traduction qui ponctuent le texte et la précision du glossaire fourni.

7. Après avoir exposé en première partie les positions épistémiques et méthodologiques de Menger, Campagnolo les confronte, dans une troisième partie d’ouvrage d’égale importance aux deux autres, à celles de ses opposants historicistes et plus particulièrement à celles de Gustave Schmoller. Curieusement, cette troisième partie reprend la structure de la première, mais dans une perspective comparée qui permet à l’auteur d’éviter trop de répétitions. Campagnolo met en évidence la rigueur de l’offensive mengerienne qui se confronte à une pensée historiciste articulée et en rien caricaturée. Dans cette partie, Campagnolo utilise ici des textes peu connus qui viennent compléter l’argumentaire des Untersuchungen et lui permettent de donner un éclairage complet de la polémique méthodologique. Encore une fois, l’auteur excelle lorsqu’il s’agit de replacer Schmoller dans son contexte et de retracer le détail des divers épisodes de la polémique. Campagnolo montre bien comment la polémique prend un tour personnel entre les deux professeurs alors même que l’enjeu est énorme : quelle forme doit prendre la science de l’économie ? L’auteur revient alors sur le parallèle tracé en première partie sur la situation de la discipline aux tournants du xxe et xxie siècle. En situation de crise, explique Campagnolo, une source d’inspiration est de retourner aux textes de première main, en en oubliant presque que le texte qu’il nous livre là reste une traduction, aussi minutieuse soit-elle. L’ambition est pourtant bien celle-là : « En resituant l’entreprise de Menger dans son contexte, l’on rend ses apports de nouveau utiles pour notre temps. La présentation et le commentaire qui ont encadré dans ce volume la première traduction intégrale mise à la disposition du public francophone de l’ouvrage de 1883 de Menger ont eu cet objectif, dans la conviction que c’est là une contribution aux débats contemporains à la fois espérée depuis longtemps, et assurément aussi majeure qu’aujourd’hui nécessaire » (p. 530).

8. L’objet final qui nous est livré est décidément atypique. Trois livres en un, une peinture rigoureuse de la Vienne 1900, la traduction des Untersuchungen et un compte-rendu exhaustif du déroulement de la querelle des méthodes. Et pourtant, la lectrice que je suis est quand même restée sur sa faim. Le fait est que je n’adhère pas au parti-pris de Campagnolo de ne citer aucune référence anglo-saxonne et plus généralement de ne s’engager que timidement sur le plan de l’analyse rétrospective, alors même qu’il a par ailleurs bel et bien travaillé sur ces questions et aurait pu éclairer le lecteur sur l’importance de cet ouvrage pour le développement de l’école autrichienne. Pourquoi s’interdire de signaler l’influence que l’ouvrage méthodologique de Menger a pu avoir sur les générations suivantes, sur Hayek et Lachmann en particulier ? Sans rien enlever à la qualité du travail livré, il manque à mon sens une vision d’ensemble de la pensée mengerienne : dans les Untersuchungen, Menger explique comment faire la science économique, dans les Grundsätze, il fait la science économique et la lecture du premier est indispensable à la compréhension du second. Tel est à mon avis l’intérêt principal qu’il y a à se pencher sur les Untersuchungen : ils rendent plus intelligibles les théories économiques mengeriennes. Enfin, moins puriste que Campagnolo, je ne suis pas totalement convaincue par ses arguments quant à l’utilité dramatique d’une traduction française. Quelles sont donc ces limites, erreurs et ambiguïtés des traductions existantes ? A quelles mauvaises interprétations ont-elles donné lieu ? J’aurais été extrêmement intéressée par des exemples concrets et pertinents de « quiproquos et de querelles inutiles » engendré par de mauvaises traductions. Ce sont autant de nouvelles pistes analytiques à reprendre. Mais il aurait été à ce niveau indispensable de passer du contextuel au rétrospectif. Gageons que quelques unes de ces pistes auront été explorées dans le récent article de Campagnolo (2014) mais gardons tout de même à l’esprit que les traductions anglaises, aussi mauvaises soient-elles, ont bel et bien permis au renouveau autrichien des années 70 (pour une partie seulement de ses représentants) de renouer avec ses racines mengeriennes.

9. La tradition autrichienne connaît un moment d’essoufflement et un retour à l’essence mengerienne ne peut qu’être profitable tant il paraît évident que les potentialités analytiques contenues dans les écrits mengeriens sont loin d’avoir été totalement exploitées. De ce point de vue, le coup de projecteur de Campagnolo sur Menger ne peut être que profitable.