
Socioéconomie et démocratie – l’actualité de Karl Polanyi, Isabelle Hillenkamp & Jean-Louis Laville (éd.) (Erès, 2013)
Cet ouvrage constitue une étape de la réception de Karl Polanyi en France, près de trente années après la publication en français de La Grande Transformation. Or, Socioéconomie et démocratie adopte une perspective originale : un point de vue sociologique sur les rapports entre politique et économie. Comme le signale Keith Hardt dans la postface (p. 309), il s’agit de comprendre pourquoi « la démocratie sociale n’a pas été assez forte pour résister aux attaques néolibérales ». L’ouvrage est composé de trois parties ; la première offre une « critique pluridisciplinaire du nouveau capitalisme » ; la deuxième tente de lier les dimensions politique et économique du point de vue de la démocratisation ; la troisième propose des concepts opérationnels.
Isabelle Hillenkamp et Jean-Louis Laville exposent des traits essentiels de la problématique de Polanyi, de façon donner quelques assises conceptuelles à un domaine d’études émergent : la socio-économie. Il s’agit de démontrer la résistance des faits sociaux aux réductions économicistes, de comprendre la signification économique de la puissance du social et, finalement, de contester la « mentalité de marché ». Le moment de « trouble dans le marché », qui s’ouvre depuis la crise de 2008, constitue à cet égard une opportunité. Les deux auteurs précisent la nature de cette socio-économie d’inspiration polanyienne : une via media, entre fragmentation et déterminisme, c’est-à-dire entre la Nouvelle Sociologie Economique, trop concentrée sur les « microarrangements » et finissant par négliger la contrainte structurale du marché, et l’école de la régulation, qui ne nous permet pas de penser les alternatives à la domination capitaliste. Le défi de la « théorie de l’économie plurielle » (p. 24) est de penser ainsi le travail et la richesse en dehors de l’empire du capital.
La contribution de Nancy Fraser vise à établir une « conception néopolanyienne » qui tiendrait compte d’un impensé supposé de Polanyi : l’émancipation. Ainsi, il faudrait comprendre la dynamique propre de la société de marché selon un « triple mouvement », au-delà du « double mouvement » décrit dans la Grande Transformation. Celui-ci renvoyait à l’institution politique des forces du marché face à laquelle la société se serait spontanément défendue par des formes d’autoprotection. On sortirait du « schéma dualiste de Polanyi » (p. 49) pour intégrer d’autres luttes sociales essentielles, lesquelles ne se définissent pas vis-à-vis de la marchandisation mais visent à promouvoir l’émancipation, comme, par exemple, le féminisme, l’anti-impérialisme et le multiculturalisme. Il ne serait plus possible d’occulter le rôle essentiel de l’émancipation comme mouvement. Ainsi, dès le xixe siècle, la marchandisation peut être revendiquée par les femmes ou les esclaves et, au xxe, la « dérégulation des marchés » auraient des « effets positifs » pour ce qui est des sujets des « économies dirigistes bureaucratisées ». Plus généralement, l’autoprotection de la société peut avoir un caractères oppressif, car le mouvement de protection bénéficie trop souvent aux intérêts déjà établis et à leurs hiérarchies de sexe, de caste ou de race. Fraser souligne d’ailleurs que le coût d’une protection « mal cadrée » est souvent payé par les « subalternes de l’intérieur » et les pays périphériques. C’est pourquoi le concept de « société » dont use Polanyi serait inadéquat : c’est dans un « espace sociétal » particulier, la « sphère publique de la société civile », que peut s’entendre et se comprendre la contestation des hiérarchies oppressives.
Vicki Birchfield conserve la notion de « double mouvement » : il convient d’en « diriger l’action vers le côté progressiste ». Elle souhaite ainsi, à partir d’une synthèse entre Polanyi et Gramsci, intégrer la « théorie démocratique » à « l’interface de l’économie politique comparée et internationale » (p. 67). Il convient, selon Birchfield, à l’heure de la mondialisation, de se donner des outils théoriques contre l’apolitisme véhiculé par l’idéologie du marché, ce qui est un élément essentiel de la démarche de Polanyi. À cet égard, elle estime que l’idée du « double mouvement » est une pièce essentielle de la théorie démocratique. Elle soutient également que le travail que Polanyi avait fait pour l’économie doit être associé aux enseignements de Gramsci pour ce qui est de la politique. Tous deux reconnaissent un rôle potentiellement créateur à la société (civile) et mettent en lumière l’agency entendue comme « capacité d’agir de façon autonome ». Gramsci montre que la thèse de la détermination de la superstructure par l’infrastructure ne tient pas, compte tenu de ce que le consentement à la domination résulte d’un facteur culturel : l’hégémonie. Si l’hégémonie fonctionne « dans l’espace public » (p. 76), c’est à ce niveau que doit porter la critique du néolibéralisme dans le dessein de montrer « la nature fondamentalement sociale et publique des relations économiques » (p. 81).
Michael Burawoy esquisse les contours d’une « sociologie publique », à l’heure de l’actuelle vague de marchandisation du monde. En effet, « [N]ous ne pouvons plus compter sur l’État pour contenir le marché » (p. 103). Au moment où l’État se retourne contre la société pour défaire les acquis de la Grande Transformation, une sociologie nouvelle devrait se construire à distance de l’État et inclure autant les « publics locaux » que la société civile mondiale. Le problème se poserait d’autant plus à l’échelle du monde que le déchaînement des forces marchandes contre l’environnement est sans précédent. Mais, comment cette sociologie publique qui combinerait l’inspiration de la « sociologie utopique » du xixe siècle, celle de Marx, Comte et Durkheim, et les acquis de l’ « expertise sociologique » du xxe siècle, pourrait-elle se développer ? Burawoy souhaite que cette sociologie critique d’un nouveau genre s’émancipe de l’Université, soumise de façon croissante à la « marchandisation de la production du savoir » (p. 104), pour travailler avec les « associations […] et les publics ».
Nicolas Postel et Richard Sobel font l’hypothèse que la problématique de Polanyi est à même de penser la crise économique de 2008 et d’interpréter la crise de la pensée économique. Celle-ci éprouve la fin de l’illusion consistant à croire que l’économie « s’autonomise de la société et se caractérise par une forme d’autorégulation » (p. 107). La « science économique » contemporaine, en raison même de sa puissance performative, s’est exposée à ce choc en retour d’un réel qu’elle avait contribué à construire. La pensée de la crise peut s’enrichir du concept polanyien de « marchandise fictive ». Selon cette représentation particulière à la société de marché, terre, monnaie et travail, qui ne sont pas produits pour la vente, sont traités comme s’ils l’étaient. Cette conception confie à la marchandisation, processus aveugle qui ne « possède aucun principe interne de limitation » (p. 110), le destin de la nature, des liens sociaux1 et de l’homme. La crise est le moment où la finitude de l’univers se manifeste contre l’arbitraire de certaines conceptions sociales. Postel et Sobel, reprenant les écrits de Polanyi des années trente2, rappellent le socle commun au monde libéral et fasciste : la désocialisation des êtres humains sous l’empire d’une rationalité productive totalisante. L’attrait du fascisme est de donner, au monde désenchanté de la société de marché, un sentiment de communauté par le recours à la figure du chef ou l’exaltation de la race. Après avoir désigné dans la « remarchandisation », qui a constitué la réponse à la crise du fordisme, l’origine de la crise actuelle, ils suggèrent une sortie de cette crise reposant sur une « protection sociale temporaire fondée sur des critères sociaux ».
Boaventura de Souza Santos et César Rodriguez Garavito tentent de construire une « herméneutique de l’émergence » des « expériences économiques non capitalistes » (p. 130), en vérité « bien moins grandioses que celles du socialisme centralisé » (p. 129). Leur nature antisystémique rend fragiles ces tentatives : les auteurs se proposent donc de penser les conditions de leur affermissement et de leur pérennité. Ils précisent que la question n’est plus de savoir si ces « initiatives d’économie populaire » (p. 132) impliquent, à terme, une subversion du système de marché. L’important, au xxie siècle, est de rendre possible, au sein du capitalisme, des îles de coopération dans la solidarité et l’égalité dont, toutefois, le caractère réticulaire pourrait, avec le temps, poser la question d’une alternative plus globale. Pour ne pas sombrer dans l’apathie, les « alternatives de production » doivent intégrer le tissu culturel, ce qui fait du sentiment d’appartenance une variable-clef de la pérennité du projet. Ces alternatives doivent également, toujours dans le but de conserver la motivation collective, être vigilantes sur la démocratie interne, s’inscrire donc en rupture avec les hiérarchies coutumières, les rapports sociaux de sexe oppressifs et la séparation stricte entre gestionnaires et producteurs. En outre, il convient, dans le dessein d’un secours mutuel, d’établir une intégration de ces modes locaux de production dans des structures plus vastes, contre les tenants du localisme. Enfin, la réussite de ces alternatives de production ne doit pas être évaluée au regard du seul caractère financier : il convient d’inclure tous les éléments composants la vie bonne recherchée par ses membres.
Margie Mendell propose une réflexion, proche de la problématique des auteurs précédents, se concentrant sur la « démocratisation économique comme processus institué » (p. 149). Elle défend une conception de l’individu différente de celle habituellement mobilisée par les économistes. Le moi serait, en effet, un tissu relationnel. L’analyse doit porter sur les rapports complexes entre « la volonté des acteurs sociaux » (quant à l’action) et l’ « innovation sociale et institutionnelle » (p. 152-153), en se fondant non pas sur un raisonnement a priori mais en combinant « la réflexion et la pratique » (p. 155). Or, la recherche actuelle montre la montée décisive, à l’intérieur du capitalisme, d’expériences nombreuses contredisant sa logique même. Cette tension émanant de la démocratisation de l’économie est source d’innovations. Il apparaît dès lors que l’opposition entre marché et État ne permet pas de comprendre ce phénomène. Ce fait était déjà établi par Polanyi des années 1920. Le socialisme municipal de la Vienne d’alors lui a suggéré un modèle d’économie autogestionnaire, ce qui impliqua des échanges sans concession avec Mises. Mais, la démocratisation économique ne peut s’instituer que si les gens croient qu’il est possible de changer les choses. Or, se défaire du fatalisme équivaut à se libérer de l’idéologie du marché libre qui convainc, trop souvent, les classes dominées de l’inéluctabilité de la domination qu’elles subissent. Polanyi avait parfaitement compris cela, qui se passionna pour la question pédagogique : il était persuadé qu’un enseignement, partant des réalités vécues de la classe ouvrière et reconnaissant ses valeurs et sa dignité, était capable de libérer les énergies transformatrices.
Le propos de José Louis Coraggio vise à intégrer l’économie sociale et solidaire (ESS) comme composante de la réflexion sur un socialisme, inspiré entre autres par Mauss, ce qui serait, en ce début de siècle, l’alternative démocratique au capitalisme. Or, l’économie sociale et solidaire (ESS) a été refondée par la vivacité de l’expérience sud-américaine, la résurrection des peuples autochtones ayant constitué un ingrédient critique de ce réveil. Il est parfois difficile de d’apprécier pleinement les conséquences de ce fait parce que les auteurs européens se pensent difficilement comme « coconstitués par la périphérie » (p. 171). Et pourtant, l’accumulation primitive n’a jamais cessé et les formes non capitalistes ont perduré. L’auteur tente alors de promouvoir « un autre système économique, rationnel depuis la perspective de la reproduction de la vie » (p. 173). Les « unités domestiques populaires », les associations et leur capacité à se relier (sur un base marchande ou non) constitue la base du système envisagé. L’autoconsommation et l’appropriation démocratique des biens publics sont des éléments essentiels d’une « société avec marché et non de marché » (p. 175), la vie et la reconnaissance d’autrui étant le critère fondamental de l’évaluation de la bonne marche des choses. L’État peut parfaitement être une pièce de ce processus d’auto-organisation de la société » (p. 177) où se discutent les « modalités du bien vivre ». Ce programme implique de sortir le travail, la terre et la monnaie de l’emprise du marché. L’auteur conclut sur la nécessité de revoir notre rapport avec la technique et de poser la question d’un au-delà de la société industrielle.
Jean-Michel Servet propose une interprétation du concept de réciprocité. La crise de l’économie, fondée sur l’hégémonie du « principe de marché », contraindrait à faire retour sur la réciprocité pour comprendre l’économie solidaire. Celle-ci, à l’encontre de la « nouvelle philanthropie capitaliste », c’est-à-dire social business, impact financing et inclusive business, consiste à promouvoir la solidarité dans l’égalité. La réciprocité révèlerait une « fondation oubliée que l’Autre révèle au sein même de nos propres sociétés » (p. 194). Grâce à ce principe, les personnes sont complémentaires dans des relations de symétrie, à la différence, d’une part, de la hiérarchie impliquée par cette autre forme d’intégration, la redistribution, et, d’autre part, de l’interdépendance automatique propre au marché. D’ailleurs, contrairement à la réciprocité, redistribution et marché sont compatibles avec une politique autoritaire. L’auteur estime que la réciprocité se fonde sur une dimension volontaire, dans le cadre d’une représentation holiste de la société, « d’éléments socialement construits pour être distincts sans s’opposer » (idem). La division sociale propre à la réciprocité échapperait ainsi à la domination et c’est pourquoi il est de la responsabilité des chercheurs de combattre dans le champ culturel pour l’hégémonie de la réciprocité. Servet veut ainsi illustrer une pensée de l’ « articulation hiérarchisée des principes » (d’intégration).
Isabelle Hillenkamp reprend un concept abandonné par Polanyi, celui de householding, à partir de l’exemple d’une étude portant sur une ville nouvelle en Bolivie. Plus généralement, les « logiques de partage » domestiques ont, jusqu’à aujourd’hui, une importance et une spécificité qui ne peut être occultée. Hillenkamp se propose de retravailler ce concept montrant qu’il peut être, sous le nom de « partage domestique », cette quatrième « forme d’intégration » dont Polanyi eut l’intuition, à condition de substituer à l’autarcie le principe de l’identité de groupe comme modèle institutionnel rendant possible ce type de partage. L’étude empirique montre que « l’unité et la stabilité du processus économique » sont assurés par un réseau se pensant sur un mode familial, quand bien même peuvent varier les règles constituant le « monde domestique ». Plus encore, si le foyer s’inscrit à partir d’une parcelle urbaine déterminée, la cohésion du groupe concerne des parents d’autres parcelles urbaines et des parents restés en zone rurale. Le partage domestique relativise donc la coupure ville/campagne, d’autant que les parcelles urbaines sont des lieux d’une « petite agriculture de subsistance » (p. 231). Hillenkamp note que les pratiques de partage reproduisent les rapports de dominations liés au sexe et souligne l’articulation entre économie domestique et de marché. L’auteur conclut que son étude illustre la thèse polanyienne du « double mouvement ».
Jérôme Blanc rappelle que Polanyi avait opposé all purpose money et single purpose money, dressant un contraste entre sociétés précapitalistes (où les usages de la monnaie étaient fragmentés) et société de marché (caractérisée par une unification de ces usages via la fonction d’échange de la monnaie). Or, les changements techniques et juridiques des trente dernières années font ressurgir une étonnante pluralité monétaire, qui met en cause l’archaïsme supposé des monnaies à usage spécifique. L’auteur propose donc une typologie pour rendre compte du « caractère fragmentaire de la monnaie, et non plus de son hypothétique caractère plein ou unifié » (p. 248). Il conviendrait, contre Polanyi, par conséquent, de briser le « sens commun concernant la fongibilité générale des monnaies dans les sociétés modernes » (p. 251). C’est ainsi que l’on pourrait mieux penser la place et la signification des dites « monnaies sociales et complémentaires ». Blanc mobilise alors les formes d’intégration de Polanyi et prend en compte la tension entre solidarité et domination qui traverse le champ monétaire, pour aboutir une cette typologie où sont ainsi distinguées « monnaies publiques », « monnaies lucratives » et « monnaies citoyennes ».
Jean-Louis Laville conclut cet ouvrage, en proposant de combiner les apports de Mauss et Polanyi pour jeter les bases d’une « théorie de la démocratie et de l’économie plurielle » (p. 271). Il rappelle la proximité de ces deux penseurs, « socialistes associationnistes », qui concevaient le savoir des sciences sociales comme devant impliquer une dimension publique (p. 275). Or, tous deux, parce qu’ils ont refusé l’étatisme et le marché libre, ces deux écueils de xixe et xxe siècle, sont précieux pour notre siècle. Si celui-ci veut rester démocratique, il devrait faire de la société civile le centre d’une nouvelle dynamique. La société civile ne devrait pas être rabattue sur le « système des besoins », réglé par le marché, mais comprise comme émanant essentiellement d’une « réciprocité égalitaire » qui accepte les marchés (encastrés dans la société) et l’État (aidant et cadrant la spontanéité associative). Laville propose alors une mise en perspective historique des rapports complexes internes à la triade association/marché/État depuis la révolution industrielle. Le contre-mouvement aurait été, durant la première moitié du xixe, fondamentalement associationiste avant que ne triomphe la demande de protection étatique, portée par le mouvement ouvrier. Toutefois, « La sécurité obtenue se paye d’un abandon politique sur l’économie » (p. 286). Or, ceci n’est plus possible aujourd’hui. L’étatisme totalitaire, tout comme le social-étatisme, ont montré leur aporie et leur limite, et la désolation du monde qu’implique le retour du marché autorégulateur contraint à repenser, à nouveaux frais, l’économie comme « processus institué » démocratiquement. Pour cela, Laville estime qu’il faut partir du « mouvement économique réel », accepter d’avancer à tâtons et d’unir pratique et théorie.
Cet ouvrage très stimulant est une pièce importante à la construction d’une théorie de l’ESS. Ce fait n’exclut pas de noter quelques points qui méritent d’être débattus de manière plus approfondie.
Ainsi contre Fraser, nous pensons que Polanyi est parfaitement conscient du fait que les diverses formes d’autoprotection ne se valent pas : le cours de l’histoire au xxe siècle s’éclaire selon la nature démocratique ou fasciste de la Grande Transformation. C’est parce qu’il se situe à niveau élevé d’abstraction que Polanyi propose le schéma du double mouvement pour distinguer la société de marché de toutes les autres formes socioéconomiques. D’ailleurs, les améliorations du schéma polanyien que Fraser propose jettent plus d’ombre que de lumière. Selon elles, les « multiculturalistes » remettraient « en question les hiérarchies oppressives de l’aprèsguerre » (p. 61). Or, certaines revendications culturelles vont à l’encontre de l’émancipation des femmes. Une spécialiste reconnue de Polanyi3 a ainsi écrit à ce sujet que le néolibéralisme trouve même un allié aussi inattendu que solide dans ces « formes d’appartenance à des communautés organiques définies à partir de la parenté, de l’ethnicité et de la religion ». Ainsi, le culturalisme peut impliquer des formes d’aliénation redoutables qui ne peuvent être occultées comme le fait Frazer. Les pages que consacre Polanyi, dans la Grande Transformation, à la « liberté dans une société complexe » et l’importance qu’il accorde au droit à la « non-conformité » sont incomparablement plus fécondes que le multiculturalisme et ses apories.
Servet rejette avec force la « confusion entre don et réciprocité » (p. 191). On savait certes que le don est parfaitement compatible, voire fonctionnel, avec un ordre durement hiérarchique. Et l’auteur de préciser, qu’après le marché, la « réciprocité est son tour apte à libérer des oppressions présentes » (p. 208). Curieusement, à la page précédente, il reconnaît que les sociétés organisées par la réciprocité ne se distinguent pas des autres selon le critère de l’égalité (p. 207). Servet affirme ainsi une distinction qu’il n’éclaire pas. Il eût fallu discuter, bien plus profondément, cette question de la distinction entre don et réciprocité et ne pas écrire, simplement, que Lévi-Strauss, Godelier, Sahlins et Dalton (entre autres !) se sont trompés sur ce point. Il est révélateur que le travail essentiel produit par Alain Caillé sur ces questions soit totalement ignoré dans cette discussion. Sur un autre plan la référence que fait Servet au socialisme de Polanyi, à la différence de la perspective radicale de Coraggio, pose problème. Le système envisagé par Polanyi, en effet, présupposait une société fondée sur le principe de l’autogestion et une forme d’État, Die Commune, qui aurait soumis les mécanismes d’échanges et aboli la propriété privée pour y substituer des formes de propriété collectives. On peut, dans ce cadre, à la suite du renversement du mode de production capitaliste (Polanyi cite Marx4), envisager une articulation hiérarchisé des formes d’intégration. Sans ce préalable ou une sérieuse orientation anticapitaliste, qui fasse vraiment son deuil des illusions pro-marché des années 1990, le travail idéologique auquel nous invite Servet est vain.
L’usage théorique de la typologie de Blanc constitue un autre écueil. L’auteur annonce ainsi qu’il va traiter une question difficile : « opérer une dissociation épistémologique, sinon ontologique, entre souveraineté politique et souveraineté monétaire » (p. 251). Il faudrait pourtant d’autres considérations pour penser cette étrangeté que serait une monnaie souveraine. Plus encore, le propos parfois très vif de Blanc à l’encontre de Polanyi (p. 248) est une façon d’être contre, tout contre… car, ce qui intéressait Polanyi, était de distinguer le caractère propre de la modernité en matière monétaire, c’est-à-dire une tendance à l’unification portée par la « monnaie lucrative ». Or, Blanc affirme le phénomène effectivement « peu étendu » des cas qu’il pose en réfutation de la thèse de Polanyi sur la monnaie moderne.
Le débat doit se poursuivre.
Références
- Bugra, Ayse. 2005. « Karl Polanyi et la séparation institutionnelle entre politique et économie ». Raisons politiques – études de pensée politique, vol. 20, p. 37-55. Consulter sur Cairn.info
- Cangiani, Michele et Jérôme Maucourant, eds. 2008. Essais de Karl Polanyi. Paris : Seuil.