
Famous Figures and Diagrams in Economics, ouvrage collectif dirigé par Mark Blaug et Peter Lloyd (Edward Elgar, 2010)
L’ouvrage édité par Mark Blaug et Peter Lloyd se situe à la frontière de la théorie économique et de l’histoire de la pensée économique. Cet ouvrage réunit les contributions de 52 auteurs portant sur 58 thèmes de l’économie1. L’originalité de l’ouvrage réside dans la présentation des thèmes abordés sous la forme de graphiques2 très largement diffusés dans la littérature (nous parlerons uniquement de graphiques dorénavant). Les thèmes économiques illustrés par les graphiques sont regroupés en trois grandes catégories : l’équilibre partiel, l’équilibre général et la macroéconomie. Chaque auteur présente le graphique et le thème économique qui y est associé en y incorporant des éléments historiques. Selon M. Blaug et P. Lloyd ce livre est conçu sur la croyance selon laquelle nous ne savons pas autant que nous le devrions sur le rôle des graphiques dans le développement de la théorie économique. Ils assignent deux objectifs aux contributeurs : évaluer l’apport de chacun de ces graphiques dans l’analyse économique et présenter leur histoire.
La recension de cet ouvrage se réalisera en deux temps : des éléments de son introduction seront présentés tout d’abord, le contenu de l’ouvrage sera ensuite discuté. Des remarques personnelles ponctueront l’ensemble de cette présentation.
Au préalable attardons-nous sur l’introduction générale en ce qu’elle contient d’éléments méthodologiques sur l’usage des graphiques dans la découverte en économie. Blaug et Lloyd nous rappellent que des graphiques ont été utilisés de différentes manières en économie théorique […] pour découvrir des résultats théoriques […], pour prouver des résultats […] mais aussi comme dispositif descriptif. Pour le premier motif ils évoquent le rôle joué par l’induction dans le processus de découverte (comme l’usage des courbes d’Engle et Lorenz en attestent). Certaines découvertes ont été présentées uniquement sous la forme de graphiques sans que les auteurs nous disent comment le résultat était obtenu et ni même compris ; les courbes de Scitovsky ou même l’analyse de Marshall portant sur la stabilité de l’équilibre en sont des illustrations. Les deux éditeurs rappellent alors que le stricte usage des graphiques comme moyen d’établir une preuve peut se révéler dangereux comme Marshall le soulignait par ailleurs ; ils citent comme exemple une erreur de démonstration graphique de la loi des rendements décroissants, mais il en existe d’autres. On observe cependant un déclin de l’usage de la géométrie comme outils de preuve d’un résultat théorique, ceci est dû selon les deux éditeurs au changement de la nature des modèles économiques car ils deviennent plus complexes en termes de variables et relations. En outre, la méthode algébrique présente aujourd’hui l’avantage d’être plus précise.
C’est probablement dans son troisième rôle, celui de description de la théorie, que les graphiques ont une fonction importante à remplir : il suffit de consulter des manuels de microéconomie, de macroéconomie ou d’autres branches de l’économie pour s’en convaincre. Cependant les deux éditeurs pensent qu’ils sont davantage que de simples illustrations : ils constituent selon eux, et ce dans plusieurs branches de la théorie, la manière par laquelle les économistes comprennent les concepts économiques.
M. Blaug et P. Lloyd évoquent ensuite des questions d’ordre historique.
Ils rappellent tout d’abord que l’on ne connaît pas, de manière générale et avec précision, les dates d’apparition des graphiques en économie ; l’exemple surprenant est celui de l’isoquant. Souvent le graphique est venu après la publication de la théorie pour débattre et clarifier (la courbe d’offre croissante, la boîte d’Edgeworth, le concept d’élasticité de substitution, le diagramme à quatre quadrants en économie internationale). Dans d’autres cas il y a des controverses sur la nature et la signification du graphique. Ceci est particulièrement avéré en macroéconomie davantage qu’en microéconomie à une exception près, celle concernant le concept de fonction homogène comme représentation d’une technologie à rendements constants. Pourquoi les graphiques en macroéconomie font-ils l’objet de controverses ? Une première raison réside dans la complexité des modèles qu’un simple graphique ne saurait traduire. Les éditeurs soulèvent alors un point essentiel concernant la pédagogie et la compréhension des modèles de la macroéconomie : le mélange d’analyses graphique, verbale et algébrique caractérise ces modèles. Mais n’est ce pas une caractéristique générale en économie pourquoi la limiter à la macroéconomie ? Les débats en microéconomie existent mais ne durent pas si longtemps nous disent Blaug et Lloyd. En macroéconomie d’autres controverses sont apparues concernant l’interprétation des variables ou encore l’absence de description des ajustements économiques qui permettent de passer d’un équilibre à un autre. Mais cette dernière controverse provient selon eux de l’absence de fondements microéconomiques précis. Une même fonction peut être utilisée dans des théories différentes mais la description des relations était souvent imprécise. Ceci donne souvent lieu à des discussions portant sur les signes et amplitudes des pentes des courbes d’un graphique, sur leur degré de non-linéarité également. La présentation de Lipsey du modèle de quasi offre quasi demande [49] est éloquente à ce sujet.
Qui sont les auteurs des premiers graphiques en économie ? Blaug et Lloyd rappellent que les premiers auteurs de la discipline (A. Smith, D. Ricardo ou encore J.S. Mill), n’ont jamais réalisé un graphique dans leur ouvrage fondateur. Stricto sensu il est possible d’invoquer les circuits de Quesnay (1758), l’utilité de Bernouilli (1738), les prix naturels de P. du Pont de Nemour dont la courbe ressemble à celle des rendements décroissants utilisée par von Thünen, le graphique de G. Silio (1792), le triangle de la demande bien de G. Garnier (1796) ou encore le graphique de taxation de T. Perronnet Thompson (1830). Cependant le premier économiste à avoir placé les graphiques au centre de son analyse est, selon Blaug et Lloyd, A. Cournot (1838) pour ses graphiques d’offre et de demande. Ils contredisent ainsi Keynes, qu’ils citent, qui attribuait à Marshall le titre de fondateur de l’économie graphique moderne (« founder of modern diagrammatical economics »).
La suite de l’introduction concerne l’éponyme, pratique qui consiste ici à associer à une découverte scientifique, un graphique par exemple, le nom de son auteur ou découvreur. Pour les graphiques économiques, cette pratique s’avère trompeuse en général. Blaug et Lloyd invoquent alors le sociologue R. Merton qui avance l’hypothèse selon laquelle les découvertes étaient dans l’esprit du temps et non pas le résultat d’un unique génie.
Venons-en au cœur de l’ouvrage : parlons de sa construction puis de son contenu. Comme nous l’avons dit, l’ouvrage se divise en trois parties : une consacrée à l’équilibre partiel intitulée « Single market analysis (partial equilibrium) », une autre consacrée à l’équilibre général intitulée « General equilibrium analysis » et une dernière consacrée à la macroéconomie intitulée « Macroeconomics » couvrant ainsi, au moins en apparence, l’ensemble de la discipline. Chaque partie est divisée en deux ou trois sous-parties. Ainsi la partie concernant l’équilibre partiel comprend une sous-partie sur les outils de base, une autre consacrée à l’économie du bien-être et la troisième consacrée à l’analyse de marchés spécifiques. La seconde partie comporte deux sous-parties l’une consacrée aux outils de base de l’équilibre général et une autre consacrée aux théories du commerce international. Enfin la troisième partie comporte deux sous-parties : l’une consacrée à la macroéconomie de court terme et l’autre principalement à la théorie de la croissance.
Cette classification habituelle permet de regrouper par thèmes proches des contributions très hétérogènes tant par leur forme que par leur fond. Cette classification utile est ici parfois artificielle. On peut par exemple trouver surprenant de trouver un concept d’équilibre (« Nash equilibrium » [11]) et l’équilibre de Cournot (« Duopoly reaction curves » [17]) dans deux sections distinctes. Il est tout aussi curieux de trouver l’article « Kinked demand curves » [19] dans la section consacrée à l’économie du bien-être quand on sait son importance en macroéconomie pour expliquer la présence de rigidités nominales. Curieux également le choix de classer l’article « The theory of second and third best » [38] dans la partie consacrée aux outils basiques de l’équilibre général et non celle à l’économie du bien-être.
L’hétérogénéité des articles se manifeste tout d’abord dans le choix des graphiques mais aussi dans leur traitement. Certains auteurs privilégient les aspects historiques (« Monopolistic competition » [18] par exemple) tandis que d’autres se concentrent davantage sur les aspects analytiques (« Nash equilibrium » [11] par exemple). Si des thèmes se prêtent aisément au traitement historique tant les graphiques présentés sont datés (« Circular flow diagram » [29], « Cobweb diagrams » [23], ou encore « Location theory : the contributions of von Thünen and Lösch » [21]), on peut cependant regretter que les aspects analytiques soient parfois relégués au second plan comme dans l’article « The IS-LM Diagram » [47] qui n’évoque ni l’équilibre du marché des fonds prêtables ni de la contrainte de rentabilité des firmes. La remarque vaut à l’inverse pour des articles strictement théoriques comme « Nash equilibrium » [11]. Peut-être que ces articles auraient gagnés à être écrits « à deux mains ». L’hétérogénéité des articles se manifeste ensuite par leur fond : graphiques empiriques et graphiques mathématiques, graphiques théoriques et graphiques « critiques », tous se côtoient reflétant ainsi la grande diversité des économistes sur la manière de concevoir la discipline.
Des graphiques empiriques tels que « The UV or Beveridge curve » [51] qui connaît une seconde vie grâce aux travaux sur la recherche de travail ou encore « The Phillips curve » [50] présenté ici sous tous ses aspects théoriques ou encore « Kuznets curve » [58] sont réunis avec « Graph theory and network » [28] ou encore « The unit simplex » [30] si utile pour prouver l’existence de l’équilibre général, ou encore « The phase diagram technique for analysing the stability of multiple-markets equilibrium » [37] plus historique néanmoins que technique.
La grande majorité des articles présente de manière précise les aspects théoriques du graphique avec une mise en perspective historique répondant davantage peut-être ainsi aux attentes des éditeurs. On peut alors distinguer deux types de contributions : le premier type consiste à expliquer une théorie dans son contexte historique et le second type consiste à rappeler des contributions critiques.
Concernant le premier type, on peut citer à cet égard par exemple, « Rent-seeking diagrams » [26] ou encore « The taxation of external costs » [15] ou encore « Classification of technical change »[10]. Dans le même esprit de présentation théorique, on peut encore constater qu’une grande partie des graphiques est consacrée à la théorie du commerce international. La partie consacrée à l’équilibre général en atteste avec une sous-partie entière dédiée au commerce. Mais d’autres articles en font références explicitement avec la théorie de Stopler–Samuelson comme « Production possibilities frontiers »[33], « The factors price frontiers » [35] ou encore « Pareto efficiency » [36]. En revanche l’économie publique et du bien-être et la macroéconomie sont traitées avec plus de parcimonie malgré la présence de deux sous-parties leur soient consacrées.
Concernant le second type d’articles, des articles plus polémiques rappellent également quelques lignes de fractures entre économistes. Deux font références aux deux problèmes fondamentaux d’agrégation : celle des préférences et celle des biens capitaux et l’autre concerne l’interprétation de la théorie keynésienne à partir des modèles à prix fixes.
« Community indifference curves and the Scitovsky ‘‘paradox’’ » [14] illustre le problème d’agrégation des préférences. Il repose fondamentalement sur le paradoxe d’Arrow, curieusement non cité, dont Scitovsky avait réalisé une illustration graphique dès 1941. Il dit qu’il est impossible de classer des états de l’économie respectant les préférences individuelles. Scitowski montre qu’il n’est pas possible de comparer deux états de l’économie même si l’on permet des transferts pour compenser des perdants afin que leur bien-être initial soit au moins préservé. La présentation du paradoxe repose explicitement sur la non possibilité de construire une fonction d’utilité sociale, via des courbes d’indifférence, qui satisfasse les préférences des agents.
« Reswitching and reversing in capital theory » [24] rappelle qu’il n’existe pas toujours de lien monotone entre rendement du capital et la technique de production. Si le taux d’intérêt baisse, des anciennes techniques de production, moins capitalistiques, peuvent ré-apparaître ce qui n’est pas possible avec une fonction de production dite néo-classique avec capital homogène, ce qui limite son usage.
Enfin « The aggregate demand aggregate supply diagram » [49], dernier article polémique, porte sur une critique du modèle keynésien à prix fixe et apporte une réponse à cette critique. Cette critique ancienne selon laquelle le modèle de Hicks ne reflète pas la pensée keynésienne s’exprime ici sous une forme un peu différente selon laquelle la « demande agrégée » et l’« offre agrégée » ne reflètent ni la demande ni l’offre de l’économie à proprement parler. Cette construction graphique prend en effet en compte simultanément des équilibres de plusieurs marchés ce qui n’est pas pédagogique.
Ce livre parcours l’économie de manière originale et instructive. Les éditeurs atteignent ainsi leur objectif sur leur volonté à porter à notre connaissance l’origine historique de la construction des graphiques. En effet, il faut lire ce livre davantage comme un ouvrage d’histoire de la théorie qu’un livre théorique. Même si quelques articles sont purement théoriques, la plupart d’entre eux consacrent une large part aux aspects historiques sans que le titre de l’ouvrage en fasse état. La quantité d’informations contenues dans ce livre est grande. Les articles consacrés aux théories du commerce sont par exemple très instructifs et mettent l’accent sur le rôle structurant de la théorie de l’équilibre général si utile à l’analyse. On se laisse également facilement convaincre par le message initial des auteurs à savoir que l’histoire de la théorie est utile pour comprendre plus en profondeur les théories actuelles.
Cet ouvrage aurait cependant gagné à intégrer d’autres graphiques importants. Quelques exemples parmi d’autres : la croissance selon Ramsey, l’équilibre de Stackelberg, le dualisme de Lewis, la théorie du salaire d’efficience de Shapiro-Stiglitz, et le rationnement du crédit de Stiglitz-Weiss et les asymétries d’information en général, qui s’illustrent tous sous la forme de graphiques, sont absents de cet ouvrage.
Notes
- La liste exhaustive des thèmes abordés sont présentés dans la page web suivante http://www.e-elgar.com/bookentry_main.lasso?currency=US&id=13310. Dans le texte nous indiquons entre crochets le numéro du chapitre évoqué. ↩︎
- Le mot français « graphique » sera utilisé comme traduction des mots anglais « figure et diagram ». Les phrases en français qui sont en caractères italiques sont également une traduction libre, mais espérons sans contresens, de l’auteur de cette note. ↩︎