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Just Democracy: The Rawls-Machiavelli Programme, Van Parijs, Philippe Colchester

Just Democracy: The Rawls-Machiavelli Programme, Van Parijs, Philippe Colchester (ECPR Press, 2011)


L’ouvrage coordonné par Thierry Martin revient sur cette question ancienne qui, du Methodenstreit aux débats suscités par La logique de la découverte scientifique, en passant par les différentes thèses des membres du Cercle de Vienne, a accompagné le développement des sciences sociales : existe-t-il une différence ontologique ou épistémique, qui justifierait des différences de méthodes, entre, d’un côté, les sciences de la nature et, de l’autre, les sciences humaines – ou sciences sociales (les deux termes étant utilisés indifféremment dans l’ouvrage), ou encore « sciences de l’homme en société » pour reprendre le terme d’Alban Bouvier. En d’autres termes, les critères de scientificité des sciences humaines sont-ils intrinsèquement différents de ceux des sciences de la nature ? L’ouvrage remet en scène ces questions de méthodologie à la lumière actuelle qu’apportent, d’un côté, le développement de nouveaux domaines de recherches tels que les sciences cognitives, la biologie évolutionniste, la physique statistique exotique ou les possibilités de simulation en géographie, et de l’autre, les domaines des sciences sociales qui recourent à l’analyse quantitative et à la formalisation.

Cet ouvrage est composé de six articles et d’une introduction rédigée par T. Martin. Les deux premiers articles (rédigés, respectivement, par Daniel Andler et Alban Bouvier) posent, d’une façon générale, la question du naturalisme dans les sciences sociales et des différences entre sciences sociales et sciences de la nature. Les trois articles qui suivent (rédigés, dans l’ordre, par Dominique Raynaud, Lena Sanders et Gérard Lenclud) s’intéressent à des disciplines particulières, respectivement la sociologie, la géographie et l’histoire, pour analyser en quoi, elles brouillent, chacune à leur manière, les frontières entre sciences de la nature et sciences sociales. Le dernier article, enfin (rédigé par Denis Bonnay et Mikaël Gozic) interroge le statut de la rationalité des acteurs dans les sciences sociales.

En s’efforçant de se situer entre naturalisation des sciences sociales et dualisme irréconciliable, les différentes contributions qui composent l’ouvrage réaffirment la spécificité des modes d’explication des sciences sociales et des formes de scientificité que ces dernières peuvent revendiquer sans que les lignes de « démarcation » d’avec les sciences de la nature – pour utiliser en un sens différent le vocabulaire Poppérien – ne soient rigides et infranchissables. Cependant, l’ouvrage ne prétend ni répondre à l’ensemble des questions que suscite ce débat ni proposer une analyse épistémologique de toutes les disciplines des sciences sociales. En tant que recueil d’articles, il exclut toute analyse systématique de ces questions et offre plutôt une série d’éclairages sur certaines disciplines en particulier, qui permettent, pour paraphraser les mots de Neurath repris par Daniel Andler (p. 33), de trouer la nuit permanente de l’épistémologie des sciences sociale. Sont ainsi exclues de l’analyse, des disciplines comme l’anthropologie, l’archéologie, la psychologie ou l’économie, qui se situent pourtant à des charnières importantes entre sciences humaines et sciences naturelles. Cet ouvrage, destiné à un public académique large au sein des sciences humaines, permet cependant de revitaliser un débat ancien, et offre un point de vue original dont la force vient de ce qu’il intègre quelques-unes des récentes évolutions qui transforment les sciences sociales actuellement.

La première question qui ouvre le débat est celle du lien entre le projet « de naturaliser […] les sciences sociales et celui de leur conférer un statut authentiquement et pleinement scientifique » (Andler, p. 17). Daniel Andler montre que la quête de scientificité des sciences humaines n’implique pas nécessairement une épistémologie néo-naturaliste fondée sur le seul retour à l’empirique que rendraient possible les sciences cognitives et la biologie évolutionniste – retour qui se heurte à un écueil important ainsi que le résume Gérard Lenclud un peu plus loin par cette interrogation : « Qui donc irait tenter de formuler les lois-ponts nécessaires à l’élaboration d’une neurophysiologie de la guerre au sens où il y a une neurophysiologie de la vision ? » (Lenclud, p. 99). Renvoyant dos à dos naturalistes et ceux de leurs critiques qui voient dans la recherche de critères scientifiques plus rigoureux les conditions de la dissolution des sciences sociales, D. Andler rappelle que « l’invité oublié » de ces débats correspond aux domaines quantitatifs et formels des sciences humaines qui n’ont pas attendu l’avènement des sciences cognitives pour doter celles-là de critères de scientificité. Dans un retour à Neurath, l’auteur répond à son questionnement initial par la métaphore de l’« orchestration » entre les différentes méthodes des sciences sociales qui s’accordent en fonction d’une « harmonie polyphonique en constante évolution » et rejette ainsi le cadre polarisé qu’offre le débat entre naturaliste et dualistes.

Comment, alors, concevoir et réfléchir la démarcation entre sciences de l’homme et sciences de la nature ? Alban Bouvier se propose de remettre en cause les conceptions d’une telle démarcation qui sont fondées sur l’opposition entre méthode idiographique et méthode nomothétique – et cela, par de multiples exemples qui tentent d’en rompre la netteté. Invoquant l’exemple des lois de la réfraction et de la diffraction analysée par Nancy Cartwright (qui ne s’appliquent que dans les cas particuliers des milieux anisotropiques), pour montrer que même les sciences naturelles ne produisent pas qu’un savoir nomologique, l’auteur propose d’envisager les différentes sciences de l’homme et de la nature à partir de l’opposition mis en évidence par Paul Veyne entre l’individuel et le général. Selon qu’elles étudient un particulier (comme représentant du général) ou un singulier (un individu dans son unité irréductible), et selon l’articulation qui peut exister entre ces deux approches (comme dans le cas de la sociologie historique ou de l’histoire sociologique), il est possible de mettre en évidence une pluralité méthodologique au sein des sciences de l’homme qui s’accommode mal des thèses dualistes trop radicales. Par ces arguments, cette contribution montre que de la même façon que la production de lois ne peut être réservée aux seules sciences de la nature, la connaissance de l’individuel ne peut être l’apanage exclusif des sciences sociales.

Vient ensuite la contribution de Dominique Raynaud qui attaque l’idée que la spécificité des sciences de l’homme et par conséquent de leur méthodologie – notamment en ce qui concerne la socio- logie – est enracinée dans l’intentionnalité dont sont dotés leurs objets d’étude. Non que cette spécificité n’existe pas. Elle ne peut cependant, selon D. Raynaud, justifier l’exclusion de la quantification et de la formalisation dans les sciences humaines. En analysant le cas de la physique exotique, l’auteur montre qu’il existe une analogie entre sociologie et physique telle que certains phénomènes macroscopiques peuvent être expliqués de façon robuste par des mouvements microscopiques indéterminés. Ainsi, en comparant des réseaux sociaux tels que les collaborations scientifiques ou les comportements de sexualité à risque, aux graphes aléatoires d’Erdos et Rényi (1959), certaines propriétés fondamentales (de degré, de corrélation de degré, ou de transitivité) de ces réseaux ont pu être mises en évidence. Ce type de recherche peut, par simple transposition (du modèle de Ising (1925) pour décrire le ferromagné- tisme, par exemple), être appliqué pour rendre compte des modes d’appariement de choix et donc de l’émergence de phénomènes collectifs. Mais la physique exotique met également en évidence des résultats spécifiques à la sociologie. L’existence de ce domaine théorique nouveau, robuste et capable de fournir des résultats sociologiques doit donc modifier l’épistémologie de la sociologie sans cependant que cette dernière ne bascule nécessairement du côté des sciences de la nature. Cet exemple bouleverse plusieurs frontières épistémologiques, l’opposition dualisme/monisme méthodologique mais également l’idée d’une spécificité des sciences sociales fondée sur l’intentionnalité et l’historicité des phénomènes qu’elles étudient. Là encore, l’objectif de la contribution est de montrer que les distinctions épistémologiques trop hâtives s’effondrent devant les évolutions contemporaines des sciences sociales.

Les deux textes qui suivent s’intéressent à deux autres disciplines des sciences sociales : l’histoire et la géographie. Malgré un usage du modèle hypothético-déductif constitutif des évolutions modernes de la géographie et relativement limité en histoire, ces contributions mettent en évidence une similitude fondamentale de ces deux disciplines qui tient à l’hétérogénéité des registres d’explication auxquels elles font appel.

La contribution de Lena Sanders analyse les diverses formes de scientificité qui façonne la géographie contemporaine. Tout d’abord, les courants qui émergent dans les années 1960-1970 aux Etats-Unis et qui ont surtout été portés, en France, par de jeunes femmes chercheurs, dont l’objectif était la « scientificisation » de la géo-graphie. Ce que l’auteur nomme alors « révolution quantitative » se propose d’utiliser une méthode nomothétique (et non plus idiographique) pour décrire « objectivement » l’espace, c’est-à-dire modéliser la distribution spatiale et l’organisation des ressources à l’aide d’un modèle hypothético-déductif. Un autre aspect de cet effort de scientificité correspond au programme de recherche de l’économie géographique initié par Krugman en 1990, qui revendique l’apport des mathématiques pour conférer une rigueur à l’étude des espaces – apport cependant contesté par les géographes dont la priorité est de « donner une “explication” du monde fortement ancrée dans l’observé » (Sanders, p. 80), et pour lesquels l’abstraction mathématique ne peut représenter une amélioration. Enfin, un dernier aspect de ces transformations correspond à l’apparition de la simulation informatique dans les sciences sociales. Et si la forme de modélisation qu’elle permet en géographie offre de nouvelles possibilités (notamment pour réfléchir les phénomènes d’émergence ou pour intégrer des interactions entre entités géographiques différentes), elle ne constitue pas, pour Sanders, une rupture épistémologique majeure. L’un des points essentiels, par contre, qui différencie la géographie des autres sciences sociales, et que reprend également Gérard Lenclud dans sa contribution consacrée à l’histoire, tient aux différents niveaux d’explication que doivent mobiliser ces deux disciplines. Si l’on reprend l’exemple paradigmatique de la création de la ville de Montpellier, les registres explicatifs que requiert l’explication de la création de cette ville tiennent autant (pour ne citer qu’eux) de l’économie géographique (existence de forces centripètes qui poussent à l’agglomération des activités), qu’à une volonté de la famille de Guilhem de fonder la seigneurie de Montpellier. Le pluralisme des raisons et des explications doit donc être de mise, comme il l’est en histoire.

De son côté, Gérard Lenclud se penche sur la nature particulière de l’explication historique : contrainte ontologique (qui tient à la nature même des faits à connaître), ou gnoséologique (liée au mode de connaissance), qui n’interdit plus l’usage de la méthodologie des sciences de la nature ? Pour y répondre, l’auteur s’interroge sur la distinction entre explication scientifique et explication historique en dépassant l’opposition classique de William Dray au modèle de Carl Hempel. Avant tout, l’explication historique est intentionnelle et s’attache à la mise en évidence des raisons d’un événement historique plus qu’à ses causes. La compréhension d’un phénomène vient de ce qu’on peut l’expliquer par une intentionnalité rationnelle des individus. Et ce processus vaut également pour les sociétés car, malgré les mises en garde des tenants de l’individualisme méthodologique, l’histoire considère souvent des « super-personnages » (institutions ou civilisations) pour reprendre, avec Lenclud, le mot de Ricœur. Un autre élément important de l’explication historique, qui la distingue des causes de la physique, par exemple, est qu’elle implique plusieurs registres dans l’explication, qui ne s’annulent pas nécessairement. Comme dans le cas de la création de Montpellier, la volonté des individus et le contexte social, économique ou culturel contribuent à façonner l’événement historique (l’impopularité de Marie-Antoinette, par exemple) sans que ces différentes raisons ne soient mutuellement exclusives. Enfin, dernière particularité de la connaissance historique, l’« explicandum » n’est pas indépendant de l’« explicans » ; la recherche des faits s’organise à travers la recherche des causes. Car le découpage d’un fait dans une dynamique est le produit du point de vue de l’historien sur ces « faits » dès lors que ce sont les historiens qui ont, par exemple, créé l’unité de la guerre de Cent Ans : « L’histoire, celle qui s’écrit, consiste dans le récit des intrigues constituant le tissu de l’histoire, celle qui advient » (Lenclud, p. 112). Que reste-t-il alors de la question initiale ? L’auteur revient sur l’ambiguïté de la réflexion de Paul Veyne, qui, si elle ne permet pas de trancher définitivement le statut ontologique ou épistémique de la spécificité explicative de l’histoire, a le mérite de poser la question dans des termes féconds.

Ces deux contributions analysent les sciences sociales, du point de vue de la nature des explications qu’elles produisent. Elles montrent comment la quête de scientificité peut – dans le cas de la géographie et de l’histoire, en particulier – se traduire par le recours à la quantification et par l’usage de modèles, sans néanmoins que cela ne masque la spécificité de ces disciplines qui étudient des phénomènes pour lesquels l’intentionnalité joue un rôle essentiel.

La dernière des contributions de l’ouvrage reprend également la question de l’intentionnalité, mais du point de vue, cette fois, de la rationalité supposée des acteurs, et cela, afin d’éclairer la question d’une rupture épistémologique entre sciences de la nature et sciences de l’homme à partir d’une critique du principe de charité proposé par Donald Davidson. Le principe de charité, qui s’inscrit initialement dans les travaux de la philosophie analytique sur le langage, suggère – si on le reformule de façon assez générale – que pour comprendre un individu, il est nécessaire de supposer qu’il est soumis à certaines contraintes de rationalité, c’est-à-dire aux « règles générales que doivent respecter les états mentaux et les comportements d’un être rationnel » (Bonnay et Cozic, p. 119). Si le principe de charité a un intérêt heuristique évident qui permet d’asseoir les sciences sociales sur un principe de rationalité, Denis Bonnay et Mikaël Cozic montrent que la compréhension de l’intentionnalité humaine doit parfois s’écarter du principe de rationalité. Les auteurs développent ainsi une critique systématique du modèle de Davidson, à partir de l’idée que ce modèle ne laisse pas de place à l’erreur de jugements. Ainsi, pour reprendre les mots de Grandy, il est parfois plus éclairant de faire l’hypothèse d’une « fausseté explicable » que de la « vérité mystérieuse » qu’implique le principe de charité. D’autre part, l’expérience de Savage (1954) met en évidence le fait que puisque les croyances des individus sont parfois erronées, il convient de supposer ces erreurs de croyances pour rendre leur comportement intelligible. Finalement, concluent les auteurs, le principe de charité conduit à « écraser » trois domaines distincts qui peuvent être mobilisés dans la compréhension et l’interprétation des comportements humains et qui sont la mentalisation (c’est-à-dire une forme d’introspection reposant sur l’empathie), la théorie de la rationalité et, enfin, les « théories scientifiques du mental » (ou psychologie scientifique). Ces différentes façon de considérer, d’interpréter et de comprendre les actions humaines se recoupent parfois (mais pas toujours), ce qui requiert, là encore – et contre le dualisme de Davidson – une forme de pluralisme méthodologique. Par leur critique du principe de charité, les auteurs montrent qu’il est impossible de faire reposer la scientificité des sciences sur la rationalité des acteurs et de leur intentionnalité illustrant ainsi la nécessité d’un pluralisme méthodologique.

En conclusion, si l’on peut regretter que les différents textes ne dialoguent pas de façon plus systématique entre eux (et ne conservent pas toujours la même terminologie), cet ouvrage, à travers ces perspectives hétérogènes et éclairantes, offre une réflexion renouvelée sur l’épistémologie des sciences sociales, dans un contexte où l’émergence de nouveaux programmes de recherche transdisciplinaires bouleverse les frontières du continent institutionnel « sciences humaines et sociales » mais également celles des états qui le constituent. Se détache alors, en filigrane, une perspective subtile pour laquelle les modes d’explications et les critères de scientificité se modulent selon les disciplines considérée sans, cependant, supposer une méthodologie dualiste ou régionaliste, ni une unité de la science fondée sur un naturalisme réductionniste. Au-delà du rapport qu’entretiennent les méthodologies des sciences sociales avec les thèses dualistes ou monistes, l’ouvrage propose des perspectives diverses (et opposées parfois) de l’idée que l’intentionnalité des phénomènes qu’étudient les sciences sociales fonderait leur spécificité. Là, encore, selon les disciplines, plusieurs façons de voir se détachent, l’apport essentiel de l’ouvrage tenant précisément à son effort pour penser la complexité des attitudes méthodologiques, à l’opposé des cadres plus ou moins radicaux inspirées par le dualisme ou le monisme méthodologique.