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Karl Polanyi, Essais, Textes réunis et présentés par Michèle Cangiani et Jérôme Maucourant

Bénédicte Zimmermann

Karl Polanyi, Essais, textes réunis et présentés par Michèle Cangiani et Jérôme Maucouran, (Paris, Seuil, 2008)

Bénédicte Zimmermann

Ce volume rassemble quarante trois textes de Karl Polanyi jusqu’alors inaccessibles en langue française. Traduits de l’allemand par Françoise Laroche et de l’anglais par Laurence Collaud, les morceaux choisis, dont certains sont des inédits, couvrent quarante quatre ans de production intellectuelle de 1922 à 1966.

2L’architecture du livre présente les textes dans un ordre qui ne suit pas forcément celui de leur écriture. Elle met en œuvre une double chronologie : d’une part, la chronologie de l’objet, à savoir la forme et la place de l’économie dans les sociétés de l’antiquité à la période contemporaine, d’autre part, la chronologie du cheminement de la pensée de Polanyi. La restitution de la date de chaque texte dans la table des matières permet au lecteur d’évoluer au gré de cette double entrée. Il convient de saluer ce travail d’édition qui rend compte tout à la fois de l’ampleur et la cohérence d’une œuvre et de sa logique de construction.

3La première partie, dédiée aux « économies primitives et archaïques » réunit les textes les plus tardifs (de 1946 à 1966) et approfondit, études détaillées à l’appui, la thèse, déjà avancée en 1944 dans La grande transformation, de l’historicité de l’économie de marché et du capitalisme comme formes spécifiques d’institutionnalisation de l’économie. La deuxième partie donne accès, à travers des écrits datés de 1922 à 1947, à une analyse sur le vif de la crise de l’économie de marché entre la Première et la Seconde Guerre mondiale. Elle place le socialisme soviétique et la montée en puissance des fascismes européens au cœur de la réflexion. La biographie intellectuelle de l’essayiste, qui cherche à comprendre les ressorts du totalitarisme et du nazisme, s’y mêle intimement à la biographie du citoyen originaire d’une famille juive qui, converti au christianisme, fut un théoricien actif de la gauche chrétienne dans les années 1930 (chap. 32). Enfin, la dernière partie réunit des textes écrits après 1945, à la tonalité plus prospective. Elle pose le diagnostic de la fin de l’économie de marché et identifie les conditions de son dépassement en vue d’une société plus humaine, faisant de la liberté un enjeu décisif.

4Prises ensemble les différentes parties illustrent l’éclectisme de la pensée de Polanyi. D’abord sur le plan des disciplines : outre l’économie sont conviées l’histoire, l’anthropologie, la philosophie et la science politique. Ensuite sur le plan de la diversité des domaines d’investigation qui vont de l’organisation économique et politique du Dahomey au XVIII e siècle à la constitution fasciste de l’Autriche en passant par l’histoire de la monnaie coquillage cauri. L’analyse de l’articulation entre l’économie et le politique, à travers le temps et dans différentes sociétés, constitue le fil conducteur entre ces terrains d’investigation variés. Partant du constat de la pathologie de l’articulation entre économie et politique sous la forme démocratie/capitalisme des années 1920/1930, Polanyi cherche dans le passé la marque du caractère historiquement construit de cette forme pour mieux projeter dans le futur les conditions de son dépassement. Il en résulte une économie politique qui marie la rigueur de l’analyse scientifique à l’expression de convictions éthiques. Le trait remarquable de ce projet intellectuel est que les préoccupations éthiques et politiques n’y occultent jamais la complexité socio-historique, mais se nourrissent au contraire d’une connaissance approfondie de ses expressions contrastées et singulières, faisant preuve d’un véritable sens de l’enquête de détail.

5A partir d’études d’anthropologie historique, la première partie montre que le commerce, le marché et la monnaie ne sont pas nécessairement destinés à fonctionner ensemble. La distinction posée au chapitre 6 entre la définition institutionnelle du commerce et sa version marchande est ici essentielle. « D’un point de vue institutionnel, le commerce est une méthode qui consiste à acquérir des biens qui ne sont pas disponibles sur place. […] Dans sa définition marchande, le commerce est le mouvement des biens qui vont entrer dans le marché, c’est-à-dire qu’il est une institution qui comporte un mécanisme offre-demande-prix » (p. 119). Polanyi distingue trois types de commerce – par don, par traité et marchand – avant d’identifier les conditions du basculement du commerce, au sens large, au marché. L’apparition de la monnaie, définie comme « objets durables qu’on peut quantifier soit en les comptant soit en les mesurant » (p. 211), joue un rôle décisif dans ce processus. Toutefois, comme il l’a fait pour le commerce, Polanyi soutient à l’exemple de la monnaie coquillage cauri que l’apparition de la monnaie n’est pas nécessairement liée au marché, mais peut aussi être le résultat d’objectifs politiques de consolidations de l’organisation sociale et de l’État. Cette première partie met en évidence les apports d’une approche institutionnaliste qui défend la thèse de l’encastrement de l’économie dans la société et de l’importance des institutions non-économiques pour comprendre l’économie. En considérant l’économie sous l’angle d’un procès institutionnalisé susceptible de prendre différentes formes, cette approche distingue l’économie en générale de sa forme capitaliste orientée vers le gain et le profit. Mais Polanyi montre aussi que dans la société de marché, c’est la société qui en vient à être encastrée dans l’économie plutôt que l’inverse. Le capitalisme et ses normes irriguent alors l’ensemble des institutions sociales pour générer un processus de renforcement mutuel ; processus que Polanyi semble paradoxalement sous-estimer lorsqu’il diagnostique après la Seconde Guerre mondiale la fin de l’économie de marché.

6La thèse dominante de la deuxième partie est celle de l’autonomisation, jusqu’à l’incompatibilité, entre démocratie et économie dans les pays industrialisés de l’Europe continentale de l’entre-deux-guerres (chap. 19). D’un côté, le bolchévisme annexe l’économie au politique, de l’autre le fascisme absorbe le politique dans un corporatisme économique ; dans les deux cas la démocratie est la grande perdante. « Aujourd’hui, l’économie manque tout autant de culture politique que la politique de culture économique » (p. 355). Polanyi voit dans ce divorce le symptôme d’une crise profonde et irréversible de la société de marché. Il intègre de manière tout à fait originale la Première Guerre mondiale dans l’analyse de cette crise qu’il ne conçoit pas sous un seul angle économique, mais dans une double perspective économique et politique (chap. 18).
Tout en portant sur des évènements du passé, les textes de cette seconde partie articulent des réflexions d’ordre plus générales dont l’actualité, dépouillée des ornements désuets du passé, reste entière. C’est le cas des pages introductives au chapitre sur la comptabilité socialiste (chap. 15) qui thématisent les tensions entre « l’évaluation sociale » des biens et leur « évaluation individuelle » (p. 293). Alors que le consommateur individuel privilégie le prix, l’esthétique, la qualité, la quantité ou la commodité d’usage du produit fini, l’évaluation social prend en compte le processus de production et ses conditions, ses effets humains, sociaux et environnementaux. Selon l’étalon choisi, la valeur d’usage d’un même bien s’en trouve profondément altérée. Dans un autre chapitre (17), Polanyi reprend cette problématique sous l’angle de la tension entre producteur et consommateur, sachant qu’une même personne est bien souvent et l’un et l’autre. Ce déplacement lui permet de montrer que le dilemme n’est pas entre l’individu et le collectif, mais qu’il habite chaque personne dont les différents rôles (« fonctions » dans la terminologie polanyienne) font le siège d’intérêts contradictoires. Polanyi en appelle à l’éveil du producteur, du consommateur et du citoyen qui sommeillent en chacun de nous, à la prise de conscience de leurs contradictions et à la responsabilisation de l’un par rapport à l’autre. Un tel idéal d’une économie consciente d’elle?même, soumise à une évaluation individuelle et sociale est aujourd’hui plus que jamais d’actualité non seulement en matière d’écologie et de développement durable, mais également de justice sociale.
Cette topique de la prise de conscience et de la responsabilité trouve ses prolongements dans la dernière partie à visée plus prospective. Polanyi y analyse les conditions d’une société nouvelle à même de concilier démocratie et économie ; une société qui ne serait plus gouvernée par la fiction de la marchandise qui envahit toutes les sphères de la vie (chap. 37), une société où le rang et le statut ne seraient pas déterminés au premier chef par le revenu. Convaincu que le socialisme annonce une nouvelle civilisation, Polanyi considère la mentalité de marché obsolète. « Au XIX e siècle, la machine nous a imposé une forme sans précédent d’organisation sociale, c’est-à-dire une économie de marché, qui s’est révélée être un simple épisode de l’histoire » (p. 522). Cette erreur de diagnostic n’enlève rien à la pertinence de ses analyses sur les méfaits du marché et à l’actualité de son plaidoyer en faveur d’une problématisation conjointe de l’économie et du politique. Ainsi les propos sur le dépassement de l’économie de marché vont de pair avec une réflexion sur la nature de la démocratie et la pluralité de ses formes (chap. 36). Relisant Aristote, Polanyi fait de la liberté la question centrale de « la vie bonne ». Préoccupé par la restriction des libertés par la machine et le conformisme, il insiste sur le fait que les libertés ne sont pas vouées à disparaître avec le marché. Bien au contraire, elles sont appelées à s’étendre hors de la sphère intellectuelle et politique vers la vie quotidienne et le monde du travail. Polanyi va jusqu’à formuler des propositions concrètes à cette fin (p. 564), considérant que la liberté humaine se mesure d’abord à la liberté de choisir.
Au-delà de la mise en évidence de la pluralité des formes économiques et de leur articulation avec le politique, ce livre adresse de front les problèmes moraux posés par le capitalisme et soulève la question des conditions d’une existence humaine libre et pleinement responsable. Dans une postface qui reprend un article déjà paru en 2007[1]Dans le numéro de la Revue du Mauss titré « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout marchand », 2007, n° 29., Alain Caillé et Jean-Louis Laville soulignent l’actualité de la pensée de Polanyi en ce qu’elle apporte la démonstration magistrale que le marché n’est pas la matrice de la démocratie et de la liberté.

Notes

Notes
1 Dans le numéro de la Revue du Mauss titré « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout marchand », 2007, n° 29.