Institutions and the Path to the Modern Economy. Lessons from Medieval Trade, Avner Greif (Cambridge, Cambridge UP, 2006)
1. Institutions and the Path to the Modern Economy d’Avner Greif s’inscrit dans le prolongement d’une littérature que l’on a vu fortement se développer ces dernières décennies autour de l’économie des institutions. Néanmoins, cet ouvrage se veut être davantage qu’une simple contribution supplémentaire à ce champ : comme l’annonce explicitement l’auteur, ce travail se présente comme une tentative de dépassement des différentes traditions en sciences sociales et de leurs apories, à partir d’une nouvelle approche qu’il baptise « institutional dynamics as an historical process » [p. 155].
2. L’objectif de l’ouvrage est en effet ambitieux : en s’appuyant sur ses propres travaux s’étalant sur plus de 20 ans et portant sur les économies européennes et maghrébines du Moyen Âge, et en combinant différentes traditions théoriques (théorie des jeux, sociologie, sciences politiques), l’auteur se propose d’élaborer un cadre générique d’analyse des institutions tout en offrant un éclairage nouveau sur certains épisodes historiques concernant les économies du Moyen Âge. L’ouvrage défend deux thèses, l’une historique, l’autre théorique. Sur le plan historique, l’auteur entend montrer que, dans une large mesure, l’origine de l’économie de marché dans les pays développés se trouve dans le processus d’évolution des institutions partant des économies européennes du Moyen Âge. Sur le plan théorique, Greif cherche à établir que la théorie des jeux, combinée à des études de cas empiriques, peut constituer le socle d’une théorie à même de rendre compte du processus d’évolution endogène des institutions.
3. L’espace étant restreint, on ne tentera pas ici de faire un résumé de l’ouvrage. On se contentera de souligner certains des enjeux qui en ressortent et qui sont susceptibles d’initier une discussion. En effet, selon nous, les analyses et l’argumentation d’Avner Greif posent au moins autant de questions qu’elles n’apportent de réponses. Comme cela est très souvent le cas avec ce type de travaux d’envergure, ambitionnant la construction d’une nouvelle approche, le lecteur ressort à la fois stimulé par les innovations introduites mais aussi réservé, ou au moins dubitatif, sur un certain nombre de points. Pour cette note de lecture, on en relèvera deux qui suscitent à la fois l’intérêt et posent des questions.
4. Le premier élément de réflexion est l’utilisation que fait Greif de la théorie des jeux. Implicitement, tout au long de l’ouvrage, il apparaît que « théorie » et « théorie des jeux » sont utilisées de manière synonyme. L’auteur s’attache longuement à défendre, de façon plutôt convaincante, son usage de la théorie des jeux. A ce titre, au moins deux points méritent réflexion : en premier lieu, le rejet par l’auteur de la théorie des jeux évolutionnaire et d’autres formes de modélisations évolutionnaires au profit des jeux répétés ne peut qu’attirer l’attention de quiconque s’intéresse à la question des institutions en économie. En effet, la théorie des jeux évolutionnaire est, depuis près d’une trentaine d’années avec les travaux précurseurs de Robert Axelrod et William Hamilton [1981], un des outils privilégiés des économistes, y compris hétérodoxes et donc, a priori, moins enclins à la modélisation. Les critiques qu’adresse Greif à son encontre ne peuvent être ignorées : si la théorie des jeux (répétés) reposent sur des hypothèses non réalistes, il en va exactement de même concernant les modèles évolutionnaires (hypothèse de myopie des agents par exemple), qui de plus ne prennent en compte que les mécanismes d’apprentissage individuel. Cette argumentation appelle indéniablement à une réflexion sur la pertinence comparée des différentes modélisations évolutionnaires et celles des jeux répétés. D’autre part, l’introduction par Greif de nouveautés techniques telles que la notion de « quasi-paramètre » mérite d’être discutée : dans le cadre des jeux répétés, les paramètres sont des « règles du jeu » exogènes, fixées par le modélisateur et considérées comme invariables. L’introduction d’un quasi-paramètre consiste à supposer qu’au fur et à mesure que le jeu est répété, un des paramètres (par exemple, les gains issus de la coopération mutuelle des deux joueurs) va évoluer de manière endogène en t en fonction du résultat en t – 1. L’introduction du concept de quasi-paramètre permet ainsi de rendre compte des effets de l’institution étudiée sur l’environnement socio-économique : il parait sensé de supposer par exemple qu’une institution assurant la coopération entre deux clans est susceptible d’accroître la richesse globale d’une ville et, par conséquent, de rendre les gains issus de la coopération plus importants dans le futur. Cette technique permet également de rendre compte du fait qu’un changement dans l’environnement (les paramètres) ne conduit pas nécessairement à la disparition ou à la modification d’une institution (l’équilibre du jeu). Si cette innovation saisie incontestablement un mécanisme institutionnel significatif (l’impact d’une institution sur l’environnement socio-économique), elle renforce l’impression du caractère ad hoc qui est souvent reproché à la théorie des jeux.
Ce dernier élément mène directement au deuxième point de réflexion : celui de l’articulation entre théorie et histoire. Cette question est en effet le véritable fil rouge de l’ouvrage de Greif. Alors que la science économique a souvent été accusée d’ignorer l’histoire, la démarche de Greif ne peut que susciter l’attention. Il en ressort que le travail de ce dernier est, sans être un travail d’historien, un travail tenant compte et portant sur l’histoire. L’auteur mobilisent des connaissances historiques, assises sur plus de 20 ans de recherche, donnant à son travail une consistance historique qui est relativement peu fréquente en économie. Un point suscite néanmoins une interrogation. Bien que l’articulation entre l’histoire (les études de cas) et la théorie (la modélisation par la théorie des jeux) soit exposée de manière claire dans les parties méthodologiques de l’ouvrage, la relation apparaît moins évidente lorsque des cas spécifiques sont abordés. Ainsi, en dépit de sa critique développée au chapitre 10 à l’encontre du modèle de Milgrom, North et Weingast [1990], au motif qu’il pêcherait par son manque d’articulation avec le contexte historique, on peut avoir l’impression que l’auteur adopte une démarche rigoureusement identique : une sélection a priori du matériau historique qui débouche sur un modèle testant une seule conjecture. Incontestablement, le passage d’un matériau historique qualitatif infiniment complexe à une modélisation formelle forcément réductrice pose des difficultés épistémologiques, qui sont d’ailleurs plus évidentes lorsque l’auteur formule des conjectures historiques plus amples. Pour l’essentiel, les conjectures formulées dans l’ouvrage portent à chaque fois sur un épisode historique précis et bien identifié. En revanche, l’hypothèse plus générale formulée par l’auteur sur la filiation entre l’économie de marché et les institutions des économies européennes du Moyen Âge n’est pas elle-même « testée » par un modèle formel. Elle est élaborée à partir de l’association d’analyses empiriques isolées et choisies par l’auteur. En amont de l’analyse formelle, une sélection des épisodes historiques jugés pertinents est ainsi nécessairement opérée. De même, en aval, une interprétation des résultats théoriques obtenus est requise. Dans les deux cas, les procédés utilisés sont non formels (analyse de textes par exemple, ou encore spéculations sur le rôle de la religion dans la formation de clans, p. 389). Ces deux éléments réunis contribuent à donner un « sens à l’histoire » que la seule modélisation par la théorie des jeux ne peut permettre de formaliser. On peut ainsi déceler une tendance au « storytelling » [McCloskey 1998] consistant à décrire le passage d’un état donné (l’Europe médiévale) à un état nouveau (l’économie de marché moderne) à partir d’une mise en cohérence a posteriori des résultats issus de la théorie. D’une certaine manière, si on peut estimer que cette tendance est inhérente à tout travail scientifique (surtout lorsqu’il a une dimension historique), il reste que l’auteur ne la reconnaît pas explicitement. Enfin, on relèvera que Greif ne résout le problème de la spécificité historique [Hodgson 2001] que par un chemin détourné. La mise en avant répétitive par l’auteur de l’importance de construire des modèles tenant compte des spécificités du contexte étudié ne peut qu’être perçue de manière positive. Cependant, cette démarche part de la prémisse – qui peut être contestée – que le cadre de la théorie des jeux est pertinent pour rendre compte de tout épisode historique. On doit néanmoins souligner que l’auteur apporte des éléments méthodologiques convaincants et que cette démarche est cohérente avec la recherche d’une unité théorique qui est revendiquée au début de l’ouvrage.
Au final, l’importance épistémologique et analytique de l’ouvrage d’Avner Greif ne saurait être sous-estimée. La nature même du projet poursuivi, fonder une analyse institutionnelle unifiée embrassant diverses traditions en économie et en sociologie, attirera forcément l’attention de très nombreux chercheurs. Ce travail doit contribuer à asseoir un peu plus l’émergence de ce nouveau champ qu’est l’économie institutionnelle et peut, par la même occasion, offrir un terrain de rencontre privilégié pour les auteurs orthodoxes et hétérodoxes s’intéressant à la question des institutions.