Économie de la justice et de l’équité, Valérie Clément, Christine Le Clainche et Daniel Serra (Paris, Economica, 2008)
1. Les travaux de quelques économistes et philosophes, maintenant célèbres, des années 70 du siècle dernier ont donné le coup d’envoi à un développement assez spectaculaire d’un champ interdisciplinaire qui analyse les questions de justice sociale et de l’équité économique. Du côté philosophique, c’est avant tout l’œuvre de John Rawls [1971] qui a joué un rôle important. De l’autre côté, des économistes comme Amartya Sen [1970] ou Serge-Christophe Kolm [1972] ont développé la voie ouverte, entre autres, par Arrow [1951] d’un traitement formel des questions de justice sociale et de l’équité, qui, à son tour, ont stimulé le débat philosophique.
2. Un élément qui a certainement contribué au rapprochement des deux disciplines est que le fameux « principe de différence » de John Rawls, qui stipule qu’une inégalité sociale peut se justifier (si certaines autres conditions, que je laisse de côté ici, sont satisfaites) dans la mesure où ces inégalités sont au bénéfice du groupe le plus mal loti de la société, se prêtait presque de façon évidente à une reprise plus formelle par des économistes de l’économie normative et des théoriciens du choix social. L’économie normative est la branche de la théorie économique qui ambitionne de comparer les différents états sociaux (et indirectement les différents arrangements institutionnels et politiques publiques qui les déterminent) selon le critère du bien-être social, défini comme la somme du bien-être des individus. Le bien-être individuel (en anglais welfare, ce qui explique pourquoi on appelle cette branche welfare economics) est défini à son tour comme le degré de satisfaction des préférences. La théorie du choix social s’est développé à partir des limites qu’imposait ce cadre théorique welfariste, soulignées par Kenneth Arrow [1951]. Elle prouve et interprète des théorèmes (d’impossibilité, d’unicité de solution, etc.) qui concernent l’agrégation des préférences et des intérêts des individus, sur la base de différents axiomes représentant des caractéristiques souhaitables de l’agrégation.
3. L’ouvrage coécrit par Valérie Clément, Christine Le Clainche et Daniel Serra est avant tout une présentation structurée de ce développement spectaculaire du champ interdisciplinaire entre philosophie politique et théorie économique. Comme le titre l’indique, il se focalise sur ce développement du côté de la théorie économique et, plus largement, des sciences sociales. Il présente également les développements philosophiques, mais ici l’ouvrage présente surtout les débats philosophiques qui ont été pertinents pour les économistes. Certains développements, également développés par les disciples et critiques de Rawls, comme le débat sur justice internationale par exemple, ont logiquement été laissé de côté. Les auteurs ont également laissé de côté les multiples applications de ce développement théorique dans les travaux des économistes qui concernent les politiques de la santé, de l’éducation, du logement, etc.
4. L’ambition du livre est clairement annoncée : rendre accessible cette littérature contemporaine sur la justice et l’équité aux économistes d’abord, mais également à un public plus large. Par conséquent, la formalisation a été réduite au minimum. On pourrait penser que cette ambition est assez limitée, dans la mesure où les auteurs ne prétendent pas ajouter une pierre originale à cet édifice, mais se limitent à le présenter et à le rendre accessible. Mais, en réalité, il s’agit d’un réel défi, tellement le champ est large et exigeant dans la mesure où il demande une capacité de lecture et de synthèse étendue, allant des développements formels des théoriciens du choix social aux traités philosophiques. Les auteurs maitrisent un champ de littérature très large et la première utilité de ce livre est de mettre en perspective les différentes variantes de ce foisonnement de théories de la justice. La première partie du livre (chap. 1 et 2) retrace le rapprochement des champs théoriques en esquissant d’abord l’évolution de l’économie normative traditionnelle vers une théorie économie de la justice et en présentant le « labyrinthe » des théories modernes de la justice. Les deux chapitres suivants sont les plus formels de l’ouvrage. Le chapitre 3 développe la théorie du choix social et présente en détail la discussion autour du théorème d’agrégation de John Harsanyi et le chapitre 4 développe les théories économiques de l’équité. Ensuite viennent deux chapitres qui partent d’un débat philosophique pour présenter les travaux des économistes qui se situent dans le prolongement de ce débat. Le chapitre 5 présente ainsi les différentes conceptions de la notion d’impartialité développées par, d’une part, John Harsanyi, et, d’autre part John Rawls. Les critiques réciproques des deux conceptions mènent vers des développements théoriques proposés par Arneson, Roemer, Fleurbaey ou encore Sen. Le chapitre 6 présente le débat égalitariste contemporain et montre comment la discussion autour de la notion de responsabilité, introduite par Dworkin, a mené vers des travaux formels sur l’égalité des opportunités (Roemer, Van de Gaer). Une septième chapitre présente assez brièvement les courants philosophiques alternatifs, c’est-à-dire ni utilitaristes ni égalitaristes. Finalement, et c’est sans doute l’aspect le plus original du livre, les auteurs ont intégré les contributions théoriques des économistes (et des autres sciences sociales) en dehors de l’économie normative : ils présentent en deux chapitres les approches « positives » de la justice et de l’équité. L’un se concentre sur les comportements observés des individus qui s’expliquent en termes de justice ou d’équité. L’autre focalise sur les tests empiriques de justice. C’est dans ce dernier chapitre qu’on retrouve aussi une brève présentation des travaux empiriques des auteurs de l’ouvrage.
5. Un point important concernant ce champ interdisciplinaire est de ne pas se mélanger les pinceaux entre une argumentation normative sur ce qui est souhaitable et une approche positive qui étudie (décrit ou explique) les comportements. En principe, le débat sur la justice distributive est de nature normative et porte sur la façon dont les bénéfices et les charges devraient, idéalement, être distribué dans la société. Si ce travail normatif intéresse le monde réel, c’est en tant qu’instrument d’évaluation et comme source d’inspiration d’éventuelles réformes. Les sciences sociales, en revanche, sont caractérisées par une approche positive du comportement, des normes sociales et des institutions, qu’elles essayent de décrire ou d’expliquer en tant que faits. Des scientifiques sociaux peuvent juger des propositions de réforme sur leur faisabilité, mais non pas sur leur légitimité.
Par rapport à cette dichotomie, l’économie normative et la théorie du choix social occupent une position ambiguë. D’une part, ces théories sont normatives, mais dans un sens très limité : elles développent un cadre formel qui permet d’examiner des principes normatifs, non pas concernant leur désirabilité, mais concernant leur compatibilité logique avec d’autres principes (normatifs ou autres). Elles examinent la consistance logique des combinaisons des caractéristiques désirables des fonctionnelles de bien-être social (social welfare functions, c’est-à-dire, des classements des états sociaux) : « Ce travail relève de l’analyse logique (étude de la compatibilité mutuelle des axiomes) et/ou économique (étude de l’existence d’allocations, ou de la non-vacuité de règles d’allocations) » [Fleurbaey 1996, 4].
Autrement dit, la théorie du choix social est une discipline mathématique qui prouve des théorèmes basés sur des axiomes qui correspondent (ou sont supposés correspondre) aux principes moraux ou rationnels. La signification pleinement normative de ces travaux dépend non seulement de l’interprétation des théorèmes, mais aussi de la pertinence des principes moraux sous-jacents dans une justification éthique. Du point de vue méthodologique, si ces théories ne sont évidemment pas positives dans le sens où elles décriraient ou expliqueraient des faits, elles ne sont pas éthiquement normatives non plus. Aux balbutiements du développement de ce champ interdisciplinaire, il y a eu pas mal de confusion sur ces points. Ici, les auteurs ont pris soin de clarifier ces points dans l’introduction et à différents autres endroits, afin d’aider le lecteur à éviter ces pièges épistémologiques.
Dans la mesure où les auteurs ne défendent pas de position particulière dans le débat philosophique ni présentent des travaux positifs originaux, l’objet de ce compte rendu est limité. On pourrait éventuellement avancer des remarques sur le fait que tel auteur ou théorie a reçu trop ou pas assez d’attention dans cet ouvrage, mais ce ne serait pas équitable face à l’ampleur du projet. Toutefois, j’aurais une critique ou plutôt suggestion, dans le cas où le travail serait repris ultérieurement, concernant la façon dont li libertarisme a été traité. Les auteurs ont eu raison d’intégrer une présentation du libertarisme dans l’ouvrage. Les critiques de Rawls par Nozick ont en effet profondément influencé les développements post-rawlsiens, aussi bien ceux des philosophes que ceux des économistes. Cette présentation a été intégrée dans un chapitre intitulé « Des courants de pensée alternatifs : libertarisme et communautarisme ». Toutefois, contrairement au libertarisme, le courant communautarien n’a pas eu d’influence significative sur le développement du champ interdisciplinaire de la justice et de l’équité. Au contraire, Charles Taylor a qualifié l’impression de précision que suggère la formalisation du concept de justice de « bogus » [Taylor 1982, 143]. Une alternative pourrait être de laisser de côté le communautarisme et d’élargir ce chapitre sur la libéralisme vers un chapitre, à l’instar du précédent, sur la liberté, car aussi concernant cette notion la rencontre entre économistes et philosophes a été fructueuse (par exemple Laslier et alii [1997], mais aussi les travaux de Pattanaik et Xu, Puppe, Carter, Van Hees, etc.).