- Introduction
- 1 – Les représentations de l’agent économique : vers une internalisation des problèmes de décision
- 2 – La représentation de l’agent économique : du je au nous, la question de l’agentivité dans le raisonnement en équipe
- 3 – Représentations et représentation de l’agent économique dans le raisonnement en équipe, remarques conclusives et critiques
- Notes
- Bibliographie
- Mots-clefs
Introduction
Nous savons que la théorie des jeux conventionnelle se heurte à une série de problèmes qui font apparaître le caractère incompréhensible de la coopération ou de la coordination optimale en son sein. Nous en retiendrons deux.
Le premier, connu sous le nom de problème de la chasse au cerf, met en scène deux joueurs qui préfèrent chasser le cerf au lièvre mais le lièvre à aucune proie. Ainsi, la décision de respecter l’accord implicite – parce que mutuellement bénéfique – de se maintenir à l’affût afin de chasser le cerf, constitue un équilibre mais celle de se lancer à la poursuite du lièvre également. On a donc un problème qui présente deux équilibres de Nash dont un seul est pareto-optimal – le premier. Les joueurs auraient donc tout intérêt à coopérer. Pourtant, comme le soulignait déjà Rousseau1, la défiance qu’ils entretiennent l’un à l’égard de l’autre, le doute porté sur leur rationalité mutuelle, les enjoint à faire défection2. Ainsi, la défiance mutuelle sur rationalité individuelle de chacun guide le comportement des joueurs au détriment d’une forme de rationalité collective susceptible de les faire accéder à un degré de satisfaction supérieur. En ce sens, la théorie des jeux, dans sa forme standard, semble dans l’incapacité de rendre raison du choix de l’équilibre pareto-optimal.
Le second problème, le dilemme du prisonnier (DP), est plus redoutable encore puisque la solution pareto-optimale ne peut être choisie dans la mesure où elle n’est pas un équilibre. On a alors une solution « hors champ ». La rationalité individuelle conduit les joueurs à opter pour une stratégie de défection alors qu’ils préfèreraient une stratégie de coopération, théoriquement inatteignable.
Ces deux obstacles bien connus auxquels la théorie des jeux conventionnelle se heurte révèlent une tension problématique entre rationalité individuelle et rationalité collective et laissent supposer que la seconde ne peut être déduite de la première par agrégation. S’ajoute à cela un écart tout aussi problématique entre ce que prédit la théorie – la double défection dans le DP – et les décisions effectives des agents. Sally3 souligne notamment que les sujets qui jouent au DP pour une somme d’argent déterminée, anonymement et sans répétition, choisissent, en moyenne, dans 47,4 % des cas de coopérer les uns avec les autres. En ce sens, ils estiment qu’il est rationnel de le faire ; tout le problème est alors de savoir ce que recouvre ici le concept de rationalité et ce vers quoi cette forme de résistance à la théorie fait signe.
Si le principe de l’équilibre est insuffisant pour déterminer la coordination optimale, quelle(s) hypothèse(s) doit-on lui adjoindre voire lui substituer ? Nous soutiendrons que l’incapacité de la théorie des jeux standard à saisir les stratégies de coordination optimales peut être surmontée, non par un changement de paradigme, mais par une extension de ses hypothèses ; ce que se proposent d’accomplir Sugden et Bacharach sous des formes sensiblement différentes mais proches. Mais l’extension de la théorie en une théorie des jeux à cadre variable (Variable Frame Theory – VFT) est rendue possible par une double modification de la représentation de l’agent économique dont l’examen sera le cœur de notre propos.
1 – Les représentations de l’agent économique : vers une internalisation des problèmes de décision
1.1 – De la « vision de nulle part » au point de vue de l’agent
La théorie des jeux à cadre variable rompt d’abord avec une « vision de nulle part » pour reprendre la formule de Nagel4. La compréhension adéquate de la décision collective ne consiste pas, en effet, à deviner ce que ferait l’homme moyen mais à deviner ce que les autres devinent de ce que je devine et ainsi de suite. Par conséquent, la théorie des jeux standard confond le monde tel qu’il est perçu par le théoricien et le monde tel qu’il est perçu par les agents. Elle adopte un point de vue externe et objectif sur le jeu qui peut expliquer sa difficulté à rendre raison des phénomènes de coordination. Contre l’idée que l’agent lui-même raisonne dans le cadre conceptuel du théoricien, il est donc important de bien distinguer i.) le problème de décision tel qu’il apparaît dans le modèle théorique et ii.) le problème de décision tel que l’agent se le représente. Le premier, formulé dans un langage mathématique, conduit à ignorer les éléments contextuels du jeu. Or, la plupart des tentatives produites pour préciser la théorie des jeux5 ont été menées sur le plan formel et non substantiel. Elles ont, par conséquent, ignoré les effets de la labellisation (Labelling) i.e. la formulation même des problèmes tels que les agents se les représentent.
Cette hypothèse qui veut que l’agent choisit toujours sous une certaine description est introduite par Gauthier6. Si la forme mathématique avait, jusqu’à présent, masqué la manière dont les agents perçoivent les options qui s’offrent à eux, la prise en compte des représentations que l’agent se fait des stratégies disponibles a l’avantage de rendre visible ce qui était théoriquement invisible.
Le déplacement de point de vue et l’introduction des intitulés (labels) des stratégies est notable dans un exemple donné par Sugden7 dans lequel la description théorique du jeu n’est pas superposable avec la description subjective des joueurs : l’expérimentateur prend cinq disques d’apparence extérieure identique. Il identifie chaque disque par des lettres {A, B, C, D, E} mais appose les marques à l’aide d’une encre invisible à l’œil nu, qui apparaît grâce à une lumière ultra-violet. Les deux joueurs sont placés dans des pièces séparées. On leur donne un sac contenant les disques et on leur demande de les sortir un à un. Cette procédure est connue des deux joueurs. Ainsi, leur seule manière de se référer aux disques posés sur la table relève de l’ordre dans lequel chaque joueur les a sortis du sac. La procédure de labellisation a une dimension stochastique car l’ordre dans lequel les joueurs sortent les disques du sac est un processus aléatoire indépendant. Comme chaque joueur ne connaît les disques que comme [« premier », « deuxième », … « cinquième »], cette description privée générée par les joueurs, d’une part, ne correspond pas à la description que l’expérimentateur peut se faire du jeu – qui, lui, a une description des disques à l’aide des lettres – et, d’autre part, ne permet pas, en vertu du caractère aléatoire du processus, la coordination entre les deux joueurs. En d’autres termes, la description que les joueurs se font du jeu ne fournit pas, en l’occurrence, de point focal autorisant la coordination. Dans ce jeu, les joueurs ne peuvent se coordonner que par hasard ; c’est précisément, ce que Schelling appelle « un jeu sans indice (Clueless game) » (Schelling 1960, 294). On remarquera que l’écart entre les points de vue révèle le supplément d’information dont dispose le théoricien. Pourtant, celui-ci n’en a pas l’apanage, l’exemple ne révèle qu’une asymétrie possible et bilatérale : on peut, en effet, inversement concevoir un jeu dans lequel les intitulés fourniraient des indices de coordination ou points focaux auxquels le théoricien serait aveugle. Lorsque deux individus jouent, par exemple, à pile ou face, on peut raisonnablement supposer que ces derniers se coordonneront sur « pile » dans la mesure où c’est l’option qui apparaît la première8 en dépit du fait que pile et face constituent, sur le plan théorique, deux équilibres a priori équivalents.
Sugden9 admet donc que, chaque stratégie correspondant toujours à un certain intitulé, les joueurs sont toujours capables de distinguer, même de manière minimale, les stratégies les unes des autres, à la différence de Bacharach qui n’exclut pas l’existence d’un « principe de raison insuffisante » i.e. d’un principe en vertu duquel les joueurs pourraient se retrouver face à un choix indifférent10.
1.2 – Cadres et coordination
Ce mouvement de « subjectivisation » opéré par la VFT n’est pas sans faire difficulté : certes, il introduit dans la théorie des jeux le point de vue de l’agent mais il fait courir le risque de mettre définitivement à mal la possibilité de la coordination : comment, en effet, concilier la représentation subjective que l’agent se fait du jeu et la possibilité de se coordonner avec les autres joueurs ? La solution à ce problème tient au fait que la représentation n’est pas exclusivement subjective : les cadres ou les intitulés à travers lesquels les agents perçoivent les éléments du jeu peuvent être partagés, point que nous venons d’esquisser par l’exemple du jeu de pile ou face. Ils sont alors largement déterminés par des éléments contextuels voire culturels comme le notent Mehta et al.11 à propos de l’exemple suivant : quand on demande aux britanniques de nommer une montagne, ils choisissent à 89 % l’Everest. La raison de ce choix tient au fait que, dans notre culture, les montagnes sont généralement rangées par ordre décroissant d’altitude. Aussi, la plus haute est-elle celle qui nous vient le plus spontanément à l’esprit. Nous bénéficions alors de l’« usage d’une connaissance contextuelle partagée (use of shared background knowledge) » (Sugden 1993, 78). Le caractère contextuel des représentations des agents fait apparaître l’impossibilité pour la théorie des jeux standard, acontextuelle, de s’en saisir avec la plus grande vivacité. De manière générale, les joueurs distinguent les éléments grâce à la fréquence à laquelle ils les ont entendu mentionnés : « Pour chaque joueur, les éléments peuvent être rangés par la fréquence à laquelle ils apparaissent dans l’échantillon ; cet ordre de fréquence détermine l’intitulé pour chaque stratégie » (Sugden 1995, 546).
Le processus de distinction est donc bien fondé sur l’expérience commune relative à des classes d’objets et les lieux culturels (télévision, presse, etc.) dans lesquels ces objets sont mentionnés. La règle veut alors que, pour la coordination, chacun choisisse l’objet dont il suppose qu’il sera aussi reconnu et choisi par le ou les autres joueurs. Les intitulés de stratégies focaux dans les jeux de coordination sont, dès lors, ceux qui sont prééminents dans la culture commune des joueurs12. Ainsi, nous disposons de langages communs fondés sur des cultures communes – qui ne correspondent pas au langage symbolique et universel des mathématiques – et le jeu décrit par Sugden qui consiste à « choisir un disque » à l’aveugle13 fournit un modèle de ce que serait tout jeu si les agents manquaient précisément de ces points de référence. Dans ce cas, chaque joueur se contenterait effectivement de distinguer les stratégies dans un langage ou un schéma conceptuel qui lui est propre.
Les cadres conceptuels des joueurs ne sont néanmoins pas strictement coextensifs de telle sorte que la coordination est possible sans être nécessaire14. L’internalisation des problèmes de décision i.e. l’introduction des représentations que l’agent économique se fait du jeu, loin d’être un frein à la coordination, en constitue l’auxiliaire en fournissant un cadre accueillant aux points focaux. Elle est, plus généralement, la condition de possibilité du raisonnement en équipe où ce ne sont plus tant les représentations de l’agent économique que la représentation de l’agent économique qui se trouve modifiée.
2 – La représentation de l’agent économique : du je au nous, la question de l’agentivité dans le raisonnement en équipe
2.1 – Constitution du sujet collectif
L’introduction des représentations de l’agent économique conduit à une profonde révision de la représentation de cet agent : parce qu’il peut se concevoir lui-même comme sujet individuel – Je – ou collectif – Nous –, l’agentivité n’est plus le propre du premier. Le second temps de notre propos nous amène donc à examiner la manière dont la VFT refonde la représentation de l’agent économique en admettant que celui-ci puisse être un sujet collectif.
Bacharach sort alors d’un individualisme méthodologique strict et rompt avec la compréhension de l’action collective par agrégation. Le groupe est traité ou érigé en entité – l’auteur utilise le verbe « entify » (Bacharach 2006, 70). Cette constitution du groupe en entité se justifie d’une double manière, externe et interne. Le premier type de justification a des traits relativement classiques :
Nous avons une tendance particulièrement forte à voir un agrégat d’individus comme une simple entité quand l’agrégat présente les caractéristiques d’un « système organisé ». J’entends par cela, grossièrement, un système dont le comportement peut être expliqué en termes de but et de modèle de traitement d’information qui produisent des actions qui servent ce but15.
Le groupe est alors fondé par la perception externe d’une interdépendance entre ses parties qui tient essentiellement au partage des buts. En ce sens, une équipe de football, une entreprise, un parti politique ou encore une nation constituent des groupes.
La seconde manière de justifier la constitution du groupe comme entité est à la fois plus originale et plus intéressante pour l’analyse de la rationalité collective. Bacharach en donne un exemple : imaginons que huit personnes se trouvent sur un canot de sauvetage rouge, le Cormoran et que d’autres canots se trouvent à l’horizon16. Un hélicoptère survole la zone où sont situées les différentes chaloupes. De l’extérieur, le Cormoran est identifié, par les occupants de l’hélicoptère, comme un canot rouge à secourir. De l’intérieur, il est identifié par les occupants du canot comme le bateau baptisé Cormoran qui doit ramer en direction de l’ouest, vers l’hélicoptère. L’intérêt de cette identification interne est que l’agent qui participe du groupe peut changer la manière dont il se conçoit ou s’identifie lui-même et, en conséquence, son comportement. Il peut, par exemple, contribuer de toutes ses forces à ramer en raison de cette identification à l’entité collective et parce qu’il s’approprie les buts communs. L’action individuelle s’explique alors par cette identification par laquelle l’individu n’est plus, à proprement parler, individu mais se fait partie indissociable d’un tout. On comprend alors en quoi la seconde modalité par laquelle le groupe est fait entité est déterminante en ce qu’elle modifie le rapport de l’individu à sa propre action en tant qu’elle participe d’une action collective qui prime logiquement et chronologiquement. Une fois encore, l’identification passe par l’appropriation individuelle des buts communs ; ce qui suppose que l’action possède un cadre d’abord collectif comme le souligne Bacharach :
[Le trait caractéristique] le plus fondamental [de l’identité de groupe] est que celui qui s’identifie au groupe se conçoit lui-même d’une manière relativement différente de celui qui ne le fait pas, de telle sorte que l’identification au groupe implique un changement de cadre17.
L’auteur adopte, en conséquence, une hypothèse psychologique qu’il emprunte à Bruner18 : l’activation de ma personnalité collective dépend de l’accessibilité actuelle de la catégorie à laquelle j’appartiens (club de football, famille, etc.) i.e. dépend de mes attentes, tâches et buts actuels. Dans le canot de sauvetage, par exemple, chaque personne s’identifie comme occupant du Cormoran en vertu de la situation actuelle de détresse et des buts communs du moment.
2.2 – Agentivité collective et raisonnement en équipe
La question générale de la constitution et de l’identification au sujet collectif fait apparaître plusieurs arguments importants. Nous pouvons, d’abord, nous concevoir nous-mêmes – Bacharach utilise l’expression to frame ourselves (Bacharach 2006, 90) – comme membres d’un groupe. Dans un tel cadre, le but du groupe n’a pas nécessairement besoin d’être en accord voire d’être superposable avec les buts que l’individu se donne en tant qu’individu. Autrement dit, les buts et intérêts collectifs ne sont pas compris comme la somme des buts ou intérêts individuels. Il n’est pas ici question d’addition mais de point de vue. Ainsi, le framing collectif produit une coopération dans un but commun plus efficace que le framing individuel ; ce que nous montrerons à propos du DP. Il faut ajouter alors que la transformation de l’agentivité (Agency transformation) n’implique pas seulement une transformation de l’utilité mais aussi une transformation du raisonnement.
Le raisonnement de l’agent n’est plus alors restreint à un calcul d’utilité, même conditionnel, dont on a mesuré le caractère problématique. Il s’élargit, par identification au sujet collectif, en un raisonnement en équipe. La question pertinente n’est plus alors pour l’agent « Que dois-je faire ? » mais « Que devons-nous faire ? ». Le changement de cadre ou de représentation du problème de décision signifie que l’individu ne se conçoit plus de manière isolée puis secondairement en interaction mais immédiatement comme part du groupe. Un ensemble d’agents définit alors un ensemble de profils qui mènent à des résultats mutuellement avantageux. Si chacun fait de l’ensemble en question une entité, le groupe est alors considéré comme unité d’action et si je crois que nous devons faire une certaine combinaison d’actions, je dois croire, en conséquence, que je devrai faire la part qui m’incombe : « Grossièrement, quelqu’un « raisonne en équipe » s’il trouve la meilleure combinaison d’actions possible pour tous les membres de son équipe et fait alors sa part »19.
Le raisonnement en équipe ne s’arrête pas quand on a trouvé la meilleure combinaison théorique ; il faut encore, pour l’agent, déterminer la part qui lui revient et l’accomplir. La raison de l’accomplissement de l’action individuelle dans le cadre du raisonnement en équipe réside alors dans le fait que cette action constitue la meilleure combinaison. Dans des notes destinées à la rédaction du chapitre VIII de Beyond Individual Choice, Bacharach présente la formation des équipes de manière un peu plus précise :
Mon idée actuelle est quelque chose de ce type : quelque chose dans la situation pousse les parties à voir qu’elles ont des possibilités d’actions qui donnent lieu à des possibilités d’actions conjointes qui ont des résultats possibles d’intérêt commun. Chacun se représente dans un cadre qui présente des concepts qui décrivent les actions possibles conçues, les résultats possibles conçus et présente certains de ces résultats possibles positivement. Chacun de nous voit que nous pourrions écrire un papier ensemble, ou faire une promenade plaisante dans le jardin ensemble, ou faire tomber cet effroyable gouvernement ensemble20.
Plusieurs points retiennent notre attention. Le premier est que le raisonnement en équipe n’est pas désolidarisé du contexte puisque Bacharach précise bien ici que c’est lui qui joue le rôle de catalyseur dans le changement de cadre. La situation actualise, en quelque sorte, le cadre conceptuel et fait voir le problème comme un problème de décision commun. Nous noterons également que le point de vue collectif prime logiquement et chronologiquement et opère, en conséquence, la modification de perspective de l’individu sur sa propre action. Le troisième point d’importance est que ce qui n’était pas réalisable individuellement le devient collectivement de telle sorte que le raisonnement en équipe fait accéder l’individu à un champ des possibles élargi.
La structure du raisonnement en équipe et l’effet de cadrage (framing), qui en constitue le soubassement, permettent, en retour, de résoudre un certain nombre de problèmes soulevés par la théorie des jeux conventionnelle et, d’abord, le dilemme du prisonnier. Le cadrage collectif (en « nous » ou en « équipe ») du problème de décision conduit, en effet, à choisir la coopération bilatérale quand la théorie du choix rationnel seule, entièrement centrée sur l’individu, ne pouvait qu’expliquer et prédire la défection. Il est pourtant clair, pour Bacharach, que ce cadrage ne prévaut pas invariablement :
Dans un dilemme du prisonnier, les joueurs peuvent voir seulement ou avec plus de force les traits de l’intérêt commun et de la dépendance réciproque qui résident dans les paiements de la diagonale principale. Mais il est possible qu’ils voient le problème d’autres manières. Par exemple, quelqu’un peut être frappé par le fait que l’autre joueur est en position de le doubler en jouant D dans l’attente qu’il jouera lui-même C. La perception de ce trait peut éventuellement inhiber l’identification au groupe21.
Il existe ainsi toujours un certain jeu entre les différents cadres de telle sorte que l’on peut à la fois comprendre la défection au regard des principes de la théorie des jeux conventionnelle et la coopération dans le cadre de la VFT. Par conséquent, la théorie des jeux n’est pas récusée mais étendue par modification substantielle de ses hypothèses. Elle acquiert, par là, un pouvoir explicatif et prédictif supplémentaire.
Le bénéfice de la révision opérée par Bacharach est que, par une extension de la théorie des jeux et l’introduction de la VFT, une forme supérieure de rationalité, le raisonnement en équipe, trouve une détermination. Il ne s’agit donc pas de contester les hypothèses classiques sur la rationalité individuelle mais de faire accéder à la compréhension d’une supra-rationalité par la modification des représentations de l’agent – Framing – et de la représentation de l’agent – du sujet individuel au sujet collectif.
3 – Représentations et représentation de l’agent économique dans le raisonnement en équipe, remarques conclusives et critiques
Le raisonnement en équipe et l’identification au groupe semble, en première approximation, permettre à la fois de singulariser un équilibre et de singulariser celui qui, de toute évidence, produit le meilleur résultat. Or, en réalité, l’élargissement de la théorie des jeux en VFT maximise la satisfaction des agents, non pas en réduisant l’indétermination des équilibres mais en passant outre ces équilibres dans la mesure où il peut rendre compte du choix de la coopération dans le DP notamment. La VFT permet, en somme, d’atteindre des solutions initialement hors champ par une modification, non pas formelle mais substantielle de la théorie. Une telle révision réside principalement dans la modification des représentations de l’agent économique entendues en un double sens : d’abord, comme internalisation des problèmes de décisions – l’agent conçoit alors toujours ces derniers sous une certaine description ou dans un certain cadre – et corrélativement comme élargissement de l’agentivité du sujet individuel au sujet collectif auquel l’agent singulier peut s’identifier comme « Nous ». Ainsi, les représentations de l’agent économique se voient révisées à deux niveaux : la représentation de la situation de jeu est subjectivée et acquiert une dimension cognitive ; ce qui, sur le plan théorique, implique un élargissement de la définition du sujet de l’action.
Plusieurs objections majeures peuvent cependant être formulées à l’endroit de la VFT. Tout d’abord, si la théorie analyse le raisonnement mis en œuvre par un individu qui se conçoit comme membre d’une équipe et se demande « Que devrions-nous faire ? » ou le raisonnement du même individu conçu de manière séparée (« Que dois-je faire ? »), elle n’explique qu’imparfaitement comment ce dernier vient à se poser de telles questions. Le problème le plus général est ainsi celui de la genèse des cadres.
Quand bien même, nous supposerions ces cadres donnés – l’agent peut se concevoir dans un ou des cadres individuel et collectifs –, la question de l’articulation voire de la hiérarchisation des cadres reste peu thématisée par Bacharach et Sugden. Nous pouvons supposer que l’individu ne s’identifie pas à un seul et unique groupe et si les identifications sont multiples, laquelle d’entre elles est censée prévaloir ? Par exemple, la loyauté à un groupe peut-elle prévaloir sur l’intérêt d’une autre identification collective ?
En ce sens, nous avons souligné que les hypothèses de la VFT permettent non seulement d’élargir la théorie des jeux mais encore de maximiser la satisfaction des agents. Nous pouvons ainsi imaginer qu’en vertu d’une anticipation probable d’une convergence collective sur un groupe plutôt que sur un autre, l’agent cherche à se rallier à un groupe qui n’est pas son préféré en valeur absolue ; ce qui pose, à nouveaux frais, le problème du framing. Le même problème peut être reproduit à cette étape et ainsi de suite et la VFT court alors le risque d’une régression à l’infini.
Nous soutenons que ces difficultés tiennent d’abord au fait que la notion de cadre déplace le problème de l’articulation de l’individuel et du collectif – par internalisation des problèmes de décision – plus qu’elle ne le résout dans la mesure où la VFT conçoit les différents cadres de manière séparée. En outre, si la VFT a l’avantage de permettre de penser le rapport entre la coordination et le contexte, il faut pousser plus avant la thématisation de ce rapport pour résoudre de manière satisfaisante les problèmes de la genèse et de l’ordre des cadres. En ce sens, nous soutenons que la coordination des actions ne peut jamais se concevoir que dans une relation dynamique et plus étroite au contexte.
Nous convenons qu’un « cadre commun » est nécessaire à la coordination des actions individuelles mais la notion de cadre telle qu’elle est pensée par la VFT témoigne d’une rigidité théorique problématique. Par conséquent, pour peu que l’on accepte de substituer à la notion de cadre celle d’une convention définie de manière plus étroitement contextuelle et dynamique, les difficultés que nous venons de mentionner peuvent être levées. La notion de convention que nous empruntons aux conventionnalistes22 n’a pas la fixité et l’immuabilité des cadres de la VFT. La coordination n’est alors jamais assurée a priori et théoriquement avant que les actions ne soient initiées. Ainsi, l’approche conventionnaliste n’est pas simplement plus compréhensive – comme la VFT l’est vis-à-vis de la théorie des jeux –, elle est également plus ouverte et dynamique. Pour la VFT, tout se passait, en effet, comme si chaque agent faisait sa part d’une action comprise a priori dans un cadre collectif. Or, c’est oublier 1) que le rôle de l’agent n’est pas toujours parfaitement défini, 2) que les états du monde peuvent changer ; ce qui implique une révision de l’action en cours et 3) que la communication entre les agents peut être considérée comme imparfaite. Ces trois points excluent, en somme, l’idée d’une coordination antérieure à l’action et justifient que la question de la genèse des conventions s’avère aussi cruciale que problématique pour la VFT.
Plus précisément, la convention a à être pensée comme une règle à la fois nécessaire en tant qu’elle autorise la coordination et contingente dans la mesure où elle laisse une certaine liberté à l’agent en cours d’action. La règle est stable mais admet la possibilité d’un certain nombre d’aménagements de telle sorte que la convention revêt bien la dimension dynamique et processuelle qui faisait défaut aux cadres. Pour faire entendre ce point, il suffit de proposer la version suivante du problème de Schelling23 : quatre individus cherchent à se retrouver dans un même lieu sans l’avoir déterminé à l’avance. La gare, l’église et la place constituent les trois points saillants de la ville. On suppose qu’à chaque étape, chacun est informé de la position des autres. Au premier tour, Paul et Pierre sont sur la place, Jacques à la gare et Marius à l’église. Les choix effectués par Paul et Pierre créent une asymétrie qui fournit, dans le cours du jeu, une orientation aux autres joueurs. Mais il faut pour cela qu’ils aient à l’esprit la règle selon laquelle il convient de se rendre sur le lieu qui a majoritairement été choisi.
Il faut d’abord souligner que la règle apparaît comme un repère en cas d’échec de l’action – en l’occurrence, se retrouver en un lieu commun – et que, par conséquent, elle n’est pas énoncée avant que l’action ne soit accomplie. Ainsi, l’information limitée de chacun des agents sur les intentions des autres est compensée par l’accomplissement de l’action. Il faut, enfin, ajouter que l’anticipation relative à la notion de règle repose sur des objets extérieurs qui sont autant de médiateurs ou d’ancrages contextuels pour la coordination des actions individuelles. Si l’on s’en tenait au champ de l’économie, on pourrait, dans cette perspective, admettre que les biens échangeables rendus commensurables par les prix constituent de tels objets, supports aux raisonnements des agents. C’est en ce sens que l’ancrage contextuel peut être considéré comme plus fort à travers la notion de convention qu’à travers celle de cadre.
La notion de cadre constitue, en somme, autant l’intérêt que la faiblesse de la VFT. Si elle présente un intérêt, c’est d’abord parce qu’elle semble permettre d’articuler le raisonnement individuel et le raisonnement collectif. Mais dès lors que les cadres coexistent sans ordre ou justification de la prévalence des uns sur celle des autres, la notion ne fait, en réalité, que reconduire le problème initialement posé en ajoutant l’énigme de la genèse. Nous avons proposé de substituer au concept problématique de cadre celui de convention ou, plus précisément, de règle conventionnelle. Le bénéfice de cette approche est au moins double. Si la notion de cadre obligeait à concevoir les formes de raisonnement de manière indépendante et stratifiée, la notion de règle conventionnelle lève cette difficulté. En même temps qu’elle écarte ainsi le problème de l’ordre des cadres, elle rend compte de la genèse de la coordination dans le cours même de l’action. Son second bénéfice est ainsi de rendre raison de la coordination de manière processuelle, dynamique et contextuelle. Ce dernier point nous invite à conclure que le rapport entre coordination et contexte dans la VFT restait, en réalité, encore trop lâche. Il faut ainsi pour bien comprendre le principe de la coordination se référer plus fermement au contexte d’action – à travers la médiation des objets extérieurs.
Notes
- « S’agissait-il de prendre un cerf, chacun sentait bien qu’il devait pour cela garder fidèlement son poste ; mais si un lièvre venait à passer à portée de l’un d’eux, il ne faut pas douter qu’il ne le poursuivît sans scrupule, et qu’ayant atteint sa proie, il ne se souciât fort peu de faire manquer la leur à ses compagnons. » (Rousseau 2008, 113.) ↩︎
- À poursuivre le lièvre, à quitter leur poste et à renoncer à la capture du cerf. ↩︎
- Sally 1995. ↩︎
- Nagel 1986, 5. ↩︎
- En particulier, Harsanyi et Selten 1988. ↩︎
- Gauthier 1975. ↩︎
- Sugden 1995, 536-9. ↩︎
- À ce titre, le phénomène est inverse en anglais où les individus, en vertu de la priorité de face (« heads or tails »), se coordonnent majoritairement sur cette option. Cf. Bacharach 2006, 1-7. ↩︎
- Sugden 1995, 536. ↩︎
- Comme dans le cas du « jeu sans indice ». ↩︎
- Mehta, Starmer et Sugden (1994). ↩︎
- Mehta, Starmer et Sugden 1994. L’article donne de nombreux autres exemples : la marque de voiture la plus fréquemment citée, à 89 %, est Ford, la fleur, la rose à 67 % et le jour de l’année, le 25 décembre à 44 %. ↩︎
- Sugden 1995, 537. ↩︎
- En ce sens, on pourrait ajouter une composante stochastique à la théorie en supposant que les joueurs disposent avec une probabilité p de tel ou tel cadre conceptuel. ↩︎
- Nous traduisons : « We have a particulary strong tendency to see an aggregate of individuals as a single entity when the aggregate displays the characteristics of an “organized system”. By this I mean, roughly, a system whose behaviour can be explained in terms of a goal an a pattern of information processing which yields actions that subserve that goal. » (Bacharach 2006, 71). Nous soulignons. ↩︎
- Bacharach 2006, 72. ↩︎
- Nous traduisons : « […] The most fundamental [characteristic feature of group identity] is that one who group identifies conceives herself in a quite different way from one who does not, so that group identification involves a shift of frame. » (Bacharach 2006, 70). ↩︎
- Bruner (1957). ↩︎
- Nous traduisons : « Roughly, somebody “team-reasons” if she works out the best feasible combination of actions for all members of her team, then does her part in it » (Bacharach 2006, 121). ↩︎
- Nous traduisons : « My current… idea is something like this : Something in the situation prompts the parties to see that they have action possibilities which provide joint agency possibilities which have possible outcomes of common interest. Each finds herself in a frame which features concepts which describe the conceived possible actions, describe the conceived outcomes, and present some of these outcomes positively. Each of us sees that we could write a paper together, or have a pleasant walk round the garden together, or bring down appalling government together. » (Bacharach 2006, 165). ↩︎
- Nous traduisons : « In a Prisoner’s Dilemma, players might see only, or most powerfully, the features of common interest and reciprocal dependence which lie in the payoffs on the main diagonal. But they might see the problem in other ways. For example, someone might be struck by the thought that her coplayer is in position to double-cross her by playing D in expectation that she will play C. This perceived feature might inhibit group identification. » (Bacharach 2006, 86). ↩︎
- Dupuy et al. 1989, introduction. ↩︎
- Dupuy et Livet 1997, II, « Introduction ». ↩︎
Bibliographie
- Bacharach M. 2006. Beyond Individual Choice. edited by N. Gold. & R. Sugden. Princeton : Princeton University Press.
- Bruner J. 1957. “On Perceptual Readiness”. Psychological Review 64 (2) : 123-52. Consulter
- Dupuy J. P., Eymard-Duvernay F., Favereau O., Orléan A., Salais R. et Thévenot L. 1989. « Introduction », Revue économique 40 (2) : 141-6.
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