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Homo œconomicus ou animal laborans. L’agent économique est-il le devenir de l’être humain ?

L’article s’intéresse à deux figures théoriques de l’agent économique, celle de l’homo œconomicus, d’une part, et celle de l’animal laborans, d’autre part. La première sera étudiée chez John Stuart Mill (1806-1873) et la seconde renvoie à Hannah Arendt (1906-1975). Les termes latins sont là, dans les deux cas, pour évoquer un être économique, non pas tel qu’il est dans le présent, mais tel qu’il pourrait être dans l’avenir. Alors que l’auteur anglais du xixe siècle espère en l’homo œconomicus qu’il saisit comme un être meilleur que l’homme de son époque, plus humain ou plus moral, la théoricienne du xx e siècle évoque, au contraire, ses craintes que ne s’installe le règne de l’animal laborans, être déshumanisé ayant perdu toute faculté de jugement faute d’occasion de l’exercer. « Esseulé », « enfermé dans le privé de son corps », l’animal laborans se conçoit comme un rouage d’un ensemble social qui le dépasse et au fonctionnement duquel il doit se soumettre.

Alors que Mill fonde ses espoirs de progrès de l’humanité sur l’extension des rapports économiques à toutes les relations humaines, Arendt découvre, après l’apparition des régimes totalitaires des années 1930, qu’il faut s’inquiéter de l’excroissance de la logique économique qui réduit l’être humain à sa fonction de travailleur, transforme toutes les occupations humaines en moyen de gagner sa vie et fait disparaître toute activité qui ne parvient pas à obtenir ce genre d’utilité.

La divergence est patente ; mais celle-ci exprime-t-elle véritablement une opposition d’appréhension de l’être humain entre les deux auteurs ou bien cette différence n’est-elle que le reflet intellectuel d’un véritable changement de l’économie ayant eu lieu au cours du siècle qui les sépare ? Ne considèrent-ils pas tous les deux que les qualités morales des membres de l’espèce humaine ne peuvent s’épanouir que sous certaines conditions ? L’espoir de Mill indique qu’il pense que ces conditions vont advenir, alors que l’inquiétude d’Arendt est fondée sur le constat qu’elles peuvent disparaître. Mais font-ils cependant référence aux mêmes conditions ? C’est ce qu’il faudra examiner.

Comme chacun d’eux prend position sur la conception de l’être humain proposée par Jeremy Bentham (1748-1832), celle-ci a constitué une voie d’entrée pour la comparaison de leurs arguments et mettre en évidence la nature de leur divergence.

Bentham a conçu un principe de législation, « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » (1789), en imaginant une théorie de la nature humaine selon laquelle l’homme serait un être rationnel, apte à évaluer ses peines et ses plaisirs et à agir en conséquence en vue de son bonheur personnel. Cet être à l’intelligence calculatrice étant foncièrement individualiste aurait cependant besoin d’être encadré et contrôlé par des règles limitant sa liberté. Ainsi, Bentham voit dans la législation un mal nécessaire dont l’objet est de créer une harmonie artificielle des intérêts entre des êtres incapables de s’entendre par la raison. Autrement dit l’être humain benthamien, être rationnel, apte au calcul et au raisonnement logique pour son cas personnel ne serait pas pour autant un être raisonnable, capable de lui-même de bien se conduire à l’égard des autres.

Mill adopte une autre position que celle Bentham, parrain à l’égard duquel il prend ses distances. Il s’oppose en particulier à sa conception du bonheur et appréhende autrement l’intérêt personnel, de telle sorte qu’il est nécessaire de dresser un portrait plus fouillé de son homo œconomicus pour cesser de l’identifier à l’être benthamien avec lequel il est couramment confondu. En fait, comme nous le verrons, le terme le plus adapté pour saisir les caractéristiques de l’être benthamien est celui d’animal laborans qu’Arendt a proposé. Autrement dit, selon elle, il n’est pas exclu que « l’invention de Bentham » (Arendt 1983, 348), ce personnage qui évalue son « bonheur » comme une somme des plaisirs moins les peines et qui fait de ses sensations internes sa propre boussole puisse devenir la réalité de l’homme de demain. Ce qui, selon Arendt, devrait être un sujet d’inquiétude.

Pour découvrir les points communs aux deux auteurs révélés par leur opposition à Bentham, il faudra d’abord examiner successivement, chez chacun d’eux, la différence des caractéristiques de l’agent économique qu’ils mettent en évidence.

I – L’homo œconomicus selon John Stuart Mill

Mill est animé par le souci de développer une science des phénomènes sociaux susceptible de mettre en évidence des grandes lois (loi de la concurrence, loi de l’offre et de la demande, loi de la population, des salaires, de la rente, des valeurs internationales), et c’est dans ce but qu’il s’est efforcé de dégager les caractéristiques de l’agent d’une économie de marché, un être économique, nommé homo œconomicus. Il s’agirait, selon Gide et Rist (1947) d’un être type « dépouillé par l’abstraction de tous autres caractères que celui de l’intérêt personnel » (v. 1, 397). Comme l’indique Mill, « l’économie ne s’occupe de l’homme qu’en tant qu’être animé du désir de posséder la richesse et capable de juger de l’efficacité comparée des moyens visant à atteindre cette fin »1. L’homo œconomicus ne serait donc pas le portrait d’un être humain complet et réel. Il ne désignerait que la partie qui fait usage de la compétence minimale que doit posséder l’agent dont la fonction est d’offrir une chose contre une autre. Il « est présumé capable de faire des choix optimaux en s’appuyant sur un calcul approprié » (Lagneux 2005).

Selon ces interprétations, l’homo œconomicus est un idéal type2, une figure théorique, ou encore un agent idéel mis en scène par un économiste cherchant à isoler son objet d’étude, -le rapport des choses entre elles ou la détermination de leur prix relatif-, d’un autre objet, celui des relations entre les individus, qui renverrait à d’autres disciplines. L’article propose de donner un contenu un peu différent à l’homo œconomicus millien3 en mettant l’accent moins sur le désir de richesse que sur la recherche du bonheur qui convoque un autre domaine que l’économie. On peut certes parler d’une figure théorique dans la mesure où il n’est pas à l’image des êtres de chair et de sang tels qu’ils s’observent dans la réalité, mais cela ne signifie pas que ceux-ci ne finiront pas par ressembler à ce modèle dans un avenir plus ou moins éloigné. Plutôt qu’un idéal type, l’homo œconomicus de Mill renvoie, c’est ce que nous tenterons de montrer, à un être idéal, épris de liberté et d’égalité susceptible d’apparaître dans le futur si certaines conditions sont remplies.

L’influence d’une mauvaise législation sur l’esprit des individus

Mill considère que Bentham est allé trop loin dans le rejet de ce que le siècle des Lumières avait accordé à la raison. On ne peut pas admettre que ce sont uniquement les sensations instinctives qui gouvernent les actions humaines.

À l’apothéose de la Raison, nous avons substitué celle de l’Instinct et nous appelons instinct tout ce que nous trouvons en nous et à quoi nous ne pouvons découvrir aucun fondement rationnel. Cette idolâtrie, infiniment plus avilissante que l’autre, est la plus pernicieuse des superstitions de notre époque…

(Mill 1859, 31)

Mill refuse l’image de l’individu présenté comme un être uniquement soucieux de son bien-être personnel et incapable de contrôler ses penchants. Cela ne signifie pas que ce genre de personnage n’existe pas dans la réalité. Les exemples ne manquent pas et il est loisible de constater que certains sont effectivement complétement esclaves de leurs sens et prêts à sacrifier leur liberté à leur confort personnel. Mais, ce genre de disposition d’esprit n’a, selon Mill, rien à voir avec une nature humaine, elle est, en revanche, la conséquence d’une situation sociale caractérisée par une absence de liberté tant politique qu’économique. Les femmes qui n’ont pas le droit de vote, qui sont sous la coupe de leur mari en raison d’un système matrimonial injuste et qui n’ont pas accès à toutes les professions sont l’exemple mêmes des conséquences néfastes d’une déficience du système politique et de la législation sur les états d’esprit. La situation de dépendance dans laquelle les femmes sont maintenues signifie que dans la plupart des cas leur état d’esprit ressemble plutôt à celui que Bentham a imaginé pour l’ensemble des individus et diffère profondément de celui que Mill attribue à l’homo œconomicus, épris de liberté. Mais les individus de sexe masculin, à part quelques exceptions, ne disposent pas plus des qualités de cet être idéal. Ils abusent de leur position dominante, cherchent à maintenir leur privilège de mari qui les rend propriétaire des biens de leur épouse et refuse la concurrence que les femmes pourraient leur faire si toutes les professions leur étaient ouvertes. Tant que les femmes ne sont pas pleinement leurs égales, ils jouissent d’avantages auxquels ils s’accrochent, notamment celui d’être servis comme des maîtres de maison, se comportent souvent en despote en traitant les femmes comme des choses possédées sur lesquelles ils ont tous les droits et imaginent volontiers que leur domination est due à la supériorité de leur capacité intellectuelle. Les aspects délétères d’une mauvaise législation sur les états d’esprits sont donc aussi manifestes pour le sexe masculin que pour les femmes.

Il faut insister sur le fait que Mill ne prend pas « la subordination légale d’un sexe à l’autre », à la légère puisqu’il en fait « l’un des principaux obstacles au progrès de l’humanité » (Mill 1869, 27). Toute sa vie, il cherchera à imposer des droits pour les femmes, mais se heurtera régulièrement à une résistance en particulier masculine, mais pas seulement.

Son combat pour l’égalité des sexes et contre le « pacte matrimonial »

Mill a très tôt, dès les années 1820, mis en cause la tradition politique en protestant contre ceux qui, comme son père James Mill, persistent à vouloir exclure les femmes du suffrage universel sous le prétexte que « leurs intérêts se confondent avec ceux des hommes et qu’elles peuvent être représentées par eux ». Il établit un lien entre le refus d’accorder un droit de vote aux femmes et le mariage conçu, à l’époque, comme un « pacte matrimonial » qui fait du mari et de la femme, au détriment de la seconde, une seule personne légale, n’ayant donc besoin que d’une seule voix pour s’exprimer. Une réforme du mariage lui apparaît comme un moyen de faire tomber les obstacles aux votes des femmes. Il continuera toute sa vie à soutenir le suffrage féminin et à s’opposer à une forme de mariage qui nie le fait que la femme soit une individualité à part entière. Élu, en 1865, membre de la Chambre des Communes pour représenter la circonscription de Westminster, il aura l’occasion de tenter d’imposer, mais toujours sans succès, le vote des femmes. Il perd son siège trois ans plus tard, et publie en 1869, L’asservissement des femmes, ouvrage qui vise à fournir des arguments pour vaincre la résistance aux changements institutionnels et législatifs qu’il préconise depuis des décennies.

Mill soutient qu’il n’y a pas d’infériorité intellectuelle des femmes. Les différences de performances en faveur des hommes en termes de production scientifique, de créativité artistique ou d’efficacité économique ne prouvent rien. Les résultats, indéniablement en faveur des hommes, s’expliqueraient par la forme d’esclavage légal dans laquelle les femmes sont maintenues par le « pacte matrimonial ». Ne pouvant disposer de leurs biens à leur convenance, les femmes ne sont pas libres. Juridiquement parlant

l’épouse est en fait réellement l’esclave de son mari […] Elle ne peut agir sans la permission au moins tacite de son mari. Elle ne peut acquérir aucun bien sans lui ; dès l’instant qu’un bien lui échoit, même en héritage, ce bien est ipso facto celui de son mari […] Si elle quitte son mari, elle ne peut rien emporter avec elle, ni ses enfants, ni aucun bien qui lui appartienne en droit qui soit sa propriété.

(Mill 1869, 68-71)

Le « pacte matrimonial » entérine de fait un « pouvoir despotique des maris sur les femmes ». Comme l’amour tempère et modère chez la plupart des hommes les tendances à la tyrannie, la position légale de l’épouse ne représente certes pas la façon dont elle est réellement traitée. Mais, nous dit Mill, une institution ne se défend pas sur la foi de cas favorables. « Il faut adopter les lois et les institutions non pour les hommes bons, mais pour les mauvais » (Mill 1869, 74). La femme doit pouvoir quitter son mari dès lors que celui-ci se comporte en despote. Ce qui signifie, selon lui, qu’il « faut appliquer à la famille, les mêmes règles morales que celles qui s’appliquent aux relations sociales en général » (Mill 1869, 90). Au lieu d’être un pacte dont le contenu est imposé d’en haut par une législation impliquant une obligation d’obéissance de la femme, le mariage devrait être un contrat entre deux parties prenantes ayant les mêmes droits. Ce contrat devrait ressembler à celui qui a cours dans la formation d’une société commerciale entre deux propriétaires. Dans cette forme d’association volontaire, « on ne juge pas nécessaire de décréter que l’un des associés aura toute la direction de l’affaire », comme si c’était son entreprise personnelle, et que « les autres seront tenus d’obéir à ses ordres » (Mill 1869, 83). Ce sont les associés qui s’arrangent entre eux et ce n’est pas au législateur de se mêler de l’organisation en ajoutant des règles inutiles, en décrétant par exemple, que c’est le plus âgé qui doit commander. De plus, l’associé qui, mécontent, peut toujours se retirer de l’entreprise est dans une position plus confortable que l’épouse qui, dépossédée d’autres moyens de subsistance, n’a pas cette possibilité. La subordination maritale est d’autant plus prégnante que les femmes n’ont pas « l’autorisation d’exercer toutes les fonctions et tous les métiers ». Ce blocage sur le libre exercice de toutes les professions s’expliquerait par une volonté des hommes de maintenir cette « relique du passé » que constitue l’esclavage légal du mariage duquel ils tirent un avantage peu glorieux. « Je crois que c’est pour les maintenir en sujétion dans la vie domestique qu’on insiste sur les incompétences des femmes dans les autres domaines » (Mill 1869, 96). Le confort personnel, l’avantage d’être servi dans la vie privée, l’intérêt individuel donc, au sens étroit du terme, apparaît ici comme un motif d’action rétrograde et contraire au principe de liberté, tant économique que politique.

La mise en cause du droit qui institue le pouvoir masculin

Le défaut du pacte matrimonial n’est pas seulement lié au fait que l’homme est propriétaire de tout et la femme de rien, soit à un avantage d’ordre économique uniquement. Mill voit dans le mariage une institution qui légitime un pouvoir, celui de soumettre une personne et de la faire obéir. Le contrôle d’une personne par une autre est décrété légitime par voie de droit. Les hommes sont les maîtres, les femmes les esclaves et le mariage s’analyse avec les catégories de la pensée politique opposant gouvernants et gouvernés selon laquelle les premiers font la loi et les seconds s’y soumettent, ce qui implique de mettre en place des limites au pouvoir pour que celui-ci soit légitime. Est despote, celui qui détient un pouvoir sans contrôle, ce qui est le cas du sexe masculin. Le pacte matrimonial fait de la famille, « une école de despotisme où les vertus du despotisme mais aussi ses vices sont abondamment entretenus ». Il a des effets désastreux dans les catégories qui n’ont pas accès à une éducation suffisante. « Moins un homme est fait pour posséder le pouvoir […] plus il se félicite du pouvoir que la loi lui accorde, plus il exige la totalité des droits légaux qui lui confère la coutume […] et plus il prend plaisir à user, ne serait-ce que pour jouir de sa possession ». Autrement dit, pour les hommes qui n’ont rien, la femme devient, non pas métaphoriquement parlant mais réellement, sa chose, un être qui n’est pas humain. La considération de l’autre s’en trouve grandement affectée. Ainsi,

dans celles des classes inférieures où la brutalité est naturelle et l’éducation morale inexistante, l’esclavage légal de la femme soumise physiquement, comme un objet, à la volonté du mari fait naître chez celui-ci une sorte de dédain et de mépris envers son épouse qu’il n’éprouve pour aucune autre femme ni aucune autre personne et qui l’amène à considérer que son épouse est un objet fait pour subir toutes sortes d’indignités.

(Mill 1869, 91)

Pour Mill, il est donc indispensable de supprimer des « institutions qui conduisent naturellement l’esprit humain à cet état de dépravation ».

Les effets pervers du pacte matrimonial qui légitime une supériorité masculine n’affectent pas seulement la psychologie des hommes sans biens, ils atteignent aussi les esprits supérieurs, et ceci de façon plus systématique. « Toutes les tendances égoïstes que l’on trouve chez les hommes, le culte de soi et le mépris des autres, prennent leur source dans l’organisation actuelle des relations entre les hommes et les femmes et y puisent leur principale nourriture » (Mill 1869, 141). Alors que l’homme de classe inférieure ne méprise que sa propre épouse, l’esprit cultivé qui généralise déconsidère l’ensemble des femmes, y compris la sienne. « Même un homme vraiment supérieur finit toujours par dégénérer quand il est, comme le dit la formule, le roi de sa compagne » (Mill 1869, 162). La mauvaise loi imprime sa marque, donne le « la » de l’opinion publique, et sera admise comme l’expression d’un fait naturel pour tous ceux qui ne pratiquent pas une réflexion sur eux-mêmes.

La mise en cause de la sociologie et du positivisme

D’abord admirateur d’Auguste Comte avec lequel il a entretenu une correspondance en français (Mill et Comte 2007) entre 1841 et 1847, Mill a fini par s’écarter du philosophe fondateur de la sociologie et défenseur du positivisme. La rupture se cristallise sur la question des femmes parce que celle-ci se trouve précisément au cœur d’une différence de démarche et de positionnement des deux théoriciens qui les mènent vers deux disciplines aux fondements contradictoires. En rupture avec le saint-simonisme, Auguste Comte soutient que la femme est par nature inférieure à l’homme du point de vue de l’intelligence, le fait pouvant être attesté par la taille plus petite de son cerveau. L’argument phrénologique est utilisé avant tout pour conforter l’idée que l’ordre familial existe pour soutenir l’ordre social, idée qui, elle-même, se déduit d’une démarche qui suppose que l’observation de la société fonde la connaissance de la nature humaine. La position de Mill, qui revient à considérer que les faits observés, – en l’occurrence, une infériorité féminine et une supériorité masculine –, sont le fruit d’une législation inepte ayant une influence néfaste sur les états d’esprit, met donc en cause l’objet même de la sociologie que Comte a voulu fonder, l’étude de la société telle qu’elle est. Mill, pour sa part, fait la promotion de la psychologie qu’il voit comme une science « ayant pour objet propre de découvrir les lois de l’esprit et qui a pour méthode spécifique, l’analyse introspective »4, ce qui autorise et même recommande de tenir compte de son cas personnel, en se considérant comme un humain parmi d’autres. Comte, de son côté, ne reconnaît pas, comme l’indique Lévy-Bruhl, « l’existence d’une telle science, la prise en compte des comportements se répartissant pour lui entre la biologie transcendante et la sociologie ». Comte ne peut accorder une quelconque validité à la pratique de l’observation intérieure5 avec laquelle sa science positive veut précisément rompre parce que l’introspection s’apparente à une sorte d’examen de conscience, ou encore à l’écoute d’une voix intérieure ; ce qui suppose une division de l’être en deux parties, comme si le corps et l’esprit pouvaient se dissocier. Tout cela est contraire au positivisme qui souhaite s’attaquer aux croyances religieuses pour les remplacer par des connaissances assurées car attestées par une démarche scientifique. Comte a fondé un point de vue holiste, une sociologie, qui part du principe que les êtres humains forment un tout, une société, et que des caractéristiques universelles se déduisent de ce fait. Selon sa « Sociologie », tout ordre social impliquerait « un pouvoir temporel » qui maintient ceux qui doivent obéir dans la subordination et « un pouvoir spirituel » « qui apprend aux subordonnés à accepter la position qu’ils occupent et à aimer ceux qui les commandent ». Le pouvoir temporel devrait appartenir aux chefs d’industrie et aux banquiers et le pouvoir spirituel aux sociologues, dont le savoir est à même « de susciter chez tous les individus le respect et l’amour de l’ordre, en arbitrant les conflits d’intérêts s’il s’en présente »6. Mill est tout à fait critique à l’égard de cette prétention du théoricien qui augmente considérablement le contrôle social et conduit à nier toute importance à la liberté individuelle. Aussi rejette-t-il la Sociologie de Comte pour lui préférer la science économique qui, en ayant le mérite d’envisager le tout social comme le résultat des comportements des individus suivant leur intérêt personnel, accorde à la liberté une place tout-à-fait décisive. Mill soutient le principe du « laisser-faire », caractéristique du libéralisme économique, mais il faut ajouter que, pour lui, les bienfaits qui peuvent en être attendus ne seront manifestes que lorsque tous les individus seront véritablement égaux. Ce qui n’est pas le cas tant que les femmes n’ont pas le droit de vote et que le pacte marital est maintenu. Et il sera difficile d’obtenir ce changement tant que les penseurs sociaux soutiendront l’idée d’une virilité de la raison humaine.

Comte et Mill ne combattent pas les mêmes démons. Le premier, qui entend garder la tête froide et les pieds sur terre, vise la croyance en un dieu créateur et refuse toute vue chimérique d’un avenir meilleur ; le second dénonce la prétention masculine à gouverner, qu’il s’agisse de celle des hommes d’Église ou de celle de théoricien s’imaginant détenir des vérités susceptibles de servir la cohésion sociale. L’objet et la démarche de la science élaborée par Comte, reviennent à déduire qu’il existe une nature humaine masculine et féminine, idée contre laquelle il serait urgent de résister du point de vue de Mill. « Le dénigrement stupide des facultés intellectuelles des femmes » constitue bien « l’exemple le plus éclatant de l’aveuglement avec lequel le monde, y compris le troupeau des intellectuels, méprise et néglige toutes les influences des circonstances sociales » (Mill 1869, 136). Autrement dit le dialogue entamé avec Comte ne pouvait mener qu’à la rupture puisque le questionnement de la sociologie ne la met pas en position de comprendre que le progrès de l’humanité passe par l’élimination de l’asservissement des femmes.

Les conséquences déplorables de la privation de liberté

Les hommes ne veulent pas seulement l’obéissance des femmes, ils veulent régner sur leur esprit et « orientent dans cette direction toute la force de l’éducation ». On apprend aux femmes « à renoncer à leur volonté et à leur responsabilité pour se soumettre à la volonté d’autrui. D’après tous les principes moraux, c’est le devoir des femmes de vivre pour les autres, de faire complète abnégation d’elles-mêmes et de n’avoir d’autres vies qu’affectives » (Mill 1869, 47). En réalité, l’existence sociale par procuration n’est pas de nature à créer une attitude morale authentique si bien que les femmes ont une influence « souvent très loin d’être favorable à la vertu civique » (Mill 1869, 151). Le manque d’éducation sérieuse fait que l’épouse inactive satisfaite de son sort a le goût de la charité et de la philanthropie, « parce qu’elle conçoit généralement le bien comme une bénédiction émanant d’un supérieur ». Elle n’imagine pas que l’aide matérielle qu’elle apporte aux pauvres, qui n’est que de court terme, est en pleine contradiction avec le bien général. « Elle oublie qu’elle n’est pas libre et que les pauvres le sont, que si ce dont ils ont besoin leur est accordé sans qu’ils travaillent pour l’obtenir, ils ne peuvent être contraints à travailler, que tout le monde ne peut pas être pris en charge par tout le monde » (Mill 1869, 153). Comme « elle n’est pas indépendante, qu’on ne lui apprend pas à l’être » et que « sa destinée est de tout recevoir », elle n’a aucune idée de la valeur de la liberté et n’est pas capable de comprendre que l’argent offert par charité, sape chez le pauvre « les fondements du respect de soi, de la maitrise de soi et du travail personnel qui sont les conditions essentielles de la prospérité de l’individu comme de la vertu sociale » (Mill 1869, 152).

Par ailleurs, l’épouse entretenue et sans éducation sérieuse est loin d’être une compagne idéale. Ses aspirations manquent de hauteur. Elle préférera toujours la « médiocrité de la respectabilité » à la défense des valeurs. Dans « un conflit entre principe et intérêt », les femmes « encourageront rarement une façon de vivre désintéressée qui ne laisse aucun avantage privé pour leur famille » (Mill 1869, 151). L’homme ne trouve alors dans le mariage « qu’une domestique stylée, une garde-malade ou une maîtresse » (Mill 1869, 160). « Le désir de communion intellectuelle du mari est donc en général satisfait par une communion qui ne lui apporte rien » (Mill 1869, 162). L’état de soumission dans lequel les hommes cherchent à maintenir les femmes les prive en réalité de la compagnie d’un être qui, s’il avait leur niveau d’éducation, leur serait d’un apport et d’un agrément bien plus considérable que ce confort matériel. Le couple idéal, selon Mill, associe deux personnes qui se ressemblent et qui ont un niveau de culture similaire. Si la famille

était constituée sur des bases équitables, elle pourrait être la véritable école des vertus de la liberté […] Ce qu’il faut, c’est que ce soit une école de sympathie et d’égalité, de vie commune affectueuse sans pouvoir d’un côté, ni obéissance de l’autre. Voilà ce que devrait être les relations entre les parents.

(Mill 1869, 89)

Ce mariage idéal se rencontre parfois dans les classes cultivées qui parviennent à faire abstraction des liens de domination imposés par l’institution7, et c’est un modèle qui pourrait se généraliser. En attendant c’est le rapport de force qui régit l’univers du couple et la tyrannie n’est pas forcément du côté des hommes.

Privé de liberté, un esprit actif et énergique cherchera le pouvoir. Si on ne lui permet pas d’être son propre maître, il affirmera sa personnalité en essayant de gouverner les autres. N’accorder à des êtres humains aucune existence propre mais au contraire les faire dépendre des autres, c’est les encourager beaucoup trop à soumettre les autres à leurs desseins. Quand on ne peut espérer la liberté, mais qu’on peut espérer le pouvoir, celui-ci devient le principal objet du désir humain. Ceux qu’on ne laisse pas gérer seuls leurs propres affaires chercheront en compensation, à se mêler des affaires des autres à des fins personnelles. C’est de là que vient aussi la passion des femmes pour la beauté, l’élégance et l’apparat ; avec tous les maux qui en découlent sous les formes du luxe et de l’immoralité sociale.

(Mill 1869, 167)

Le portrait que Mill dresse de l’état d’esprit des femmes est finalement plutôt féroce. Étant donné l’état d’infériorité civique et économique dans lequel celles-ci sont maintenues, il ne faut pas s’attendre à ce que les femmes emploient leurs facultés intellectuelles à faire progresser l’économie et la moralité. Dans cet état, ce serait, selon lui, « un miracle si le désir de plaire aux hommes n’était pas devenu l’étoile polaire de l’éducation et de la personnalité féminine ». La poursuite du progrès exige que les femmes puissent accéder à des droits identiques à ceux des hommes.

Le progrès passe par l’égalité politique

Pour Mill, l’état du monde n’est pas encore satisfaisant, il convient de poursuivre un processus d’émancipation des individus des liens de subordination qui, à l’origine, selon lui constituaient le principe d’organisation des sociétés humaines.

Dans des formes de société moins avancées, on n’a guère de relation entre égaux. Un égal c’est un ennemi. La société, du premier au dernier rang, est une longue chaîne ou plutôt une longue échelle : chaque individu se trouve soit au-dessus, soit au-dessous de son voisin le plus proche, et chaque fois qu’il ne commande pas, il doit obéir.

(Mill 1869, 87)

Le progrès des sociétés humaines au cours de l’histoire viendrait d’une réduction des liens de subordination interindividuels au profit de relations contractuelles entre des personnes de statut identique. Esclavage et servage ayant été abolis, « autorité et obéissance deviennent choses exceptionnelles et l’association sur un pied d’égalité la règle générale » (Mill 1869, 87). Selon cette lecture de l’histoire, la domination des hommes sur les femmes, assise sur l’esclavage marital se présente comme le dernier bastion de la survivance d’un rapport de domination interindividuel dont la disparition serait un facteur de progrès tant économique que politique.

L’accès de femmes au droit de vote et la transformation du mariage en un contrat entre égaux aboutirait à une meilleure efficacité sociale puisqu’il y aurait, de fait, « suppression des indemnités et des droits protectionnistes dont jouissent actuellement les hommes » qui, pour l’heure, leur évitent d’être concurrencés par les femmes. Devenues propriétaires légitimes de leurs biens et de leurs facultés de travail, celles-ci auront à cœur de les faire fructifier.

Le libre jeu de la concurrence encouragera très fortement les femmes à effectuer les tâches, quelles qu’elles soient, pour lesquelles elles sont le plus demandées là où elles sont le plus aptes. Grâce à cette répartition des tâches, on aboutira à l’utilisation optimale des facultés productives de l’ensemble des deux sexes.

(Mill 1869, 64)

En ouvrant « les mêmes champs d’activité et en leur accordant les mêmes récompenses et les mêmes encouragements qu’aux autres êtres humains, on doublera la somme des facultés intellectuelles dont l’humanité pourrait disposer pour des services supérieurs ». Mill semble oublier qu’il y a quand même déjà une grande partie des femmes qui travaillent, mais il parle ici avant tout de l’accès à des « emplois intellectuels ». Le contexte de pénurie de « personnes compétentes » qui est celui de l’Angleterre de l’époque où « les qualités intellectuelles de tout genre sont partout bien inférieures à la demande » vient s’ajouter comme une circonstance rendant le souci de l’émancipation féminine économiquement avantageux. « Cela serait une perte extrêmement sévère pour le monde que de refuser d’utiliser une moitié de la quantité totale des talents qu’il possède ». De plus, il ne faudrait pas négliger le genre de bénéfice social qui proviendrait « de l’impulsion donnée à l’intelligence des hommes par la compétition ou, pour utiliser une expression plus juste, par la nécessité dans laquelle se trouveraient les hommes de mériter leur supériorité sur les femmes avant de pouvoir l’obtenir » (Mill 1869, 145).

Pour Mill et à l’instar de tous les économistes libéraux, « tout ce qui limite la concurrence est un mal ; tout ce qui l’étend est un bien ». Cependant celle-ci ne peut être authentique qu’entre des personnes ayant les mêmes droits et le même statut. L’établissement de l’égalité politique s’avère, selon ces vues, une institution nécessaire pour que la liberté individuelle soit cantonnée au domaine économique, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas une faculté de faire la loi pour son propre compte.

L’importance de la discussion entre égaux pour un monde sans précipitation

Le libéralisme économique de Mill s’accompagne d’une conception du rôle de l’égalité qui lui donne une tonalité spécifique. Obtenir une égalité politique signifie être admis dans le monde des êtres humains. La façon dont il présente son combat pour les femmes atteste de cette signification : « faisons prendre conscience à la femme qu’elle est un être humain comme un autre ». Elle a « le droit de choisir ses activités comme tout être humain en fonction de ce qui l’intéresse » et « le droit d’exercer sur toutes les affaires humaines la part d’influence qui appartient à toute opinion individuelle, qu’elle essaie d’y participer vraiment ou non » (Mill 1869, 146). L’égalité n’est pas seulement un bienfait pour les femmes, elle est cruciale pour le progrès de l’humanité dès que l’on accorde, comme c’est le cas de Mill, une importance fondamentale à la discussion et à la confrontation des idées.

Faisant référence à la sagesse de Socrate qui parlait à tout le monde, Mill associe le perfectionnement moral à la confrontation des idées partant du fait qu’il existe une qualité de l’être humain qui le rend susceptible de rectifier ses erreurs. « Il est capable de les corriger par la discussion et l’expérience. Mais pas par l’expérience seule : il doit y avoir discussion, pour montrer comment l’expérience doit être interprétée » (Mill 1859, 53). La discussion a toutes les chances d’être fructueuse dès lors que cet être humain est conscient que la seule façon « d’approcher quelque peu de la connaissance exhaustive d’un sujet est d’écouter ce qui peut être dit par des personnes d’opinions très diverses, et d’étudier la manière dont les différentes formes d’esprit peuvent l’envisager » (Mill 1859, 54).

Le motif de rupture avec Comte apparaît maintenant plus clairement. Mill ne soutient pas exactement l’introspection, le simple fait de s’interroger soi-même et de douter, car s’y ajoute le fait de consulter les autres pour connaître leurs opinions et les comparer aux siennes. Le dialogue entre individus se présente comme un moyen de faire apparaître un bien commun entre des personnes aux opinions différentes. Pour le dire vite, il défend le débat démocratique, alors que Comte fonde ses espérances de paix civile dans une science de la société. Ce qui est inacceptable pour Mill qui considère qu’il s’agit là d’une prétention tout-à-fait excessive du théoricien et que « le Système de politique positive vise à établir (il est vrai par des dispositifs d’ordre moral plutôt que juridique) un despotisme de la société sur l’individu qui surpasse tout ce qu’ont pu imaginer » (Mill 1859, 45) les philosophes jusqu’alors. Mill qui recherche « la juste harmonie entre l’indépendance individuelle et le contrôle social » (Mill 1859, 33) considère qu’il faut accorder toute sa confiance dans la capacité des individus à s’entendre directement par la raison, dès lors qu’ils sont indépendants les uns des autres et qu’ils se considèrent mutuellement comme des égaux.

Dans la société des égaux chacun agira en vue d’atteindre son bonheur personnel, mais un bonheur ressenti comme indissociable de la liberté de suivre son propre chemin et du respect de celle des autres. Il est alors possible d’envisager que l’adéquation entre intérêt individuel et intérêt général, puisse être obtenue par une réduction tout à fait conséquente de la contrainte politique. On pourra alors véritablement parler du règne de l’homo œconomicus, un être économiquement productif et indépendant, mais aussi un être sage dont la productivité n’est pas le seul et unique objectif et qui cherche un équilibre entre les activités qui satisfont les besoins de son corps et celles qui nourrissent la vie de son esprit. Ce qui correspondrait « au monde sans précipitation » de l’état économiquement stationnaire dont Mill avait envisagé la venue dans le futur.

Ce monde sans précipitation est loin d’être advenu, même après l’accession des femmes à la liberté politique et l’établissement du mariage comme un contrat entre égaux. Mill n’a pas saisi, contrairement à Marx, le bouleversement que représentait l’apparition de l’entreprise capitaliste et l’installation de son rapport salarial qui peut difficilement être analysé comme une association entre deux partenaires au statut identique. L’espérance de Mill ne pouvait s’accomplir que pour une économie de propriétaires associant leur compétence, mais pas pour une économie impulsée par une logique d’expropriation transformant un nombre d’individus de plus en plus nombreux en êtres dépossédées des moyens de production. Le processus d’égalisation entre les deux sexes a bien eu lieu, mais tout compte fait, ce ne sont pas les femmes qui ont été élevées au rang d’homo œconomicus, ce sont les hommes qui ont été réduits à l’état d’animal laborans.

II – Hannah Arendt et le règne de l’animal laborans

Arendt donne raison à Marx « qui est le seul à avoir osé penser analytiquement ce nouveau processus de production » (Arendt 2007, 126) qui s’installe progressivement en Europe à partir de la fin du xviie siècle. Elle reprend son analyse de l’accumulation primitive du capital associée, au vu du mouvement des enclosures en Angleterre, à une appropriation privée d’un territoire qui était jusqu’alors commun et accessible à tous. Pour Arendt, qui suit en cela l’analyse de Rosa Luxemburg, l’appropriation de l’espace commun par un petit nombre qui a pour pendant l’expropriation du reste de la population, n’est pas seulement un phénomène originel, c’est la caractéristique toujours renouvelée de l’accumulation du capital. La fin du xixe siècle marquée par l’impérialisme économique qui s’étend de l’Europe à l’Afrique est la manifestation de ce mouvement irrépressible qui n’a aucune raison de s’arrêter de lui-même. C’est ainsi « qu’une poignée de capitalistes parcourant le globe, tels des oiseaux de proie, à la recherche de nouvelles possibilités d’investissement » (Arendt 1984, 24) ont changé la face du monde. Poursuivant l’analyse de Rudolf Hilferding, elle présente les trois décennies : 1884-1914 comme un moment « de rupture quasi totale dans le flux ininterrompu de l’histoire occidentale telle que l’homme l’avait connue durant plus de deux millénaires » (Arendt 1984, 11). Continuer à laisser-faire la logique de cette accumulation, c’est permettre « un mouvement d’expansion pour l’expansion » qui n’a aucune visée humaine et qui peut se traduire, non seulement par une privatisation de tout l’espace terrestre, mais par une disparition d’un monde commun rendant quasiment impossible la communication véritable et la compréhension mutuelle des individus. L’animal laborans, enfermé dans le privé de son corps, esseulé, qui n’a plus rien de commun avec les autres sinon le fait d’appartenir à une espèce intégralement occupée à travailler pour vivre, est le type d’être déshumanisé ou dépolitisé qui est susceptible de devenir la réalité de tous les hommes de demain si on continue à laisser libre cours à la logique d’accumulation du capital.

La défense de la politique

Arendt est philosophe de formation, sa thèse porte sur le concept d’amour chez saint Augustin mais, confrontée à la montée du nazisme et à l’arrivée au pouvoir de Hitler, elle quitte l’Allemagne en 1933 et prend ses distances avec la philosophie, du moins avec une certaine conception du rôle et de la responsabilité du philosophe. Elle préférera se dire théoricienne de la politique plutôt que philosophe. Toute son œuvre est consacrée à la défense de la politique, mais la politique en tant qu’elle fait exister et qu’elle entretient un monde commun entre des êtres très différents les uns des autres en force comme en intelligence. Autant dire que la politique telle qu’elle apparaît au xxe siècle dans les régimes totalitaires n’a plus rien à voir avec la politique authentique. Ces régimes n’intègrent pas dans un monde commun, ils cherchent, au contraire, à exclure et à éliminer des catégories d’individus considérées comme nuisibles à la vie de leur communauté telle qu’ils se la représentent. Selon l’analyse d’Arendt, ces régimes, qui mettent au pouvoir un projet systématique d’élimination de la liberté, correspondent à quelque chose de tout-à-fait inédit dans l’histoire humaine. L’Union soviétique des années 1930 et l’Allemagne nazie à partir de 1938 ont fait de la terreur une institution permanente dont tout le monde, y compris les dirigeants, peuvent finir par être victimes dans la mesure où le principe qui commande l’action du gouvernement est celui de la logique d’une idéologie. Ce n’est pas la volonté d’un tyran, ce ne sont pas les intérêts d’une clique au pouvoir ou les caprices d’un dirigeant qui dictent les lois mais une sorte de théorie de l’évolution ou du développement. Sous les régimes totalitaires, les lois positives, celles de la législation, sont inspirées d’une loi du type de celles qui sont énoncées par des sciences et qui relèvent d’une vérité à laquelle il n’y a pas d’autres solutions que de se soumettre. Les régimes totalitaires exigent une soumission en vertu d’un principe considéré comme objectif tel que la moindre initiative, voire le seul fait d’être humain, apparaît déjà comme un acte de rébellion et une grave dissidence. Il faut insister sur ce point, le totalitarisme c’est la logique mise au pouvoir, ce qui signifie que le contenu des idées ne joue plus aucun rôle si bien que « peu importe que cette idéologie soit aussi inepte et dépourvue de contenu spirituel authentique que le racisme ou qu’elle soit imprégnée de ce qu’il y a de meilleur dans notre tradition, comme le socialisme » (Arendt 1990, 117). En conséquence de cette analyse, il apparaît que le combat contre le totalitarisme ne se mène pas véritablement sur le terrain des contenus d’idées, il faut s’interroger sur l’aura acquise par la science et se garder de lui faire jouer un rôle de détermination des principes de gouvernement. Ces principes ne peuvent en aucun cas se déduire d’une prétendue connaissance de l’homme.

Contre une théorie de l’homme

Supposant un savoir sur ce qu’est un être de l’espèce humaine, une théorie de l’homme, quelle qu’elle soit, fabrique l’image d’un spécimen représentatif de tous les autres qui d’emblée renie le fait de la différence, ou du moins considère qu’elle est secondaire. Ce qui équivaut à la négation « de la pluralité qui correspond au fait que ce sont des hommes, et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde ». Pour tout penseur professionnel, pour « toute pensée scientifique, aussi bien en biologie qu’en psychologie, en philosophie qu’en théologie seul l’homme existe, de même qu’en zoologie il n’y a que le lion » (Arendt 1995). La quête théorique élimine, par désignation même de son objet, le fait de la pluralité des hommes, pourtant évidente- ne serait-ce que parce qu’il en existe de sexe féminin et de sexe masculin. Or sans ce constat premier des différences, il n’est pas permis de saisir que le sens de la politique vise à les dépasser, qu’elle cherche à créer de l’unité là où il n’y en a pas a priori, de la coopération là où il n’y a que division et rapport de force comme dans la jungle où les nécessités de la vie prennent le pas sur toutes autres considérations. La politique authentique a pour objectif de faire exister la pluralité, au sens où : « nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne ne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître » (Arendt 1983, 16-7). La similitude ne relève pas de la découverte d’un observateur, mais émerge du parler ensemble au cours duquel chacun a l’occasion d’exprimer sa différence. Jacqueline de Romilly décrivant la démocratie athénienne il y a quelque 2 500 ans explique que les échanges constituaient une véritable quête d’un bien commun, qu’il s’agissait « de tendre vers l’universel, c’est à dire de prendre ce qu’il y a d’important et qui peut s’appliquer à d’autres cultures, en d’autres moments, pour d’autres hommes » (De Romilly, 18). Partant de là, on peut tout à fait comprendre que l’humanité n’est pas une donnée mais qu’elle a été une création de la liberté d’expression relevant du domaine politique. Et qu’elle peut donc tout aussi bien disparaître comme l’ont mis en évidence les régimes totalitaires qui l’ont bannie.

Contre toute conception figée de l’homme, il faut maintenir l’idée que l’homme est un être indéterminé, ce qu’Arendt résume par une formule paradoxale : « la nature de l’homme est de ne pas avoir de nature ». Seule la conscience du caractère indépassable de l’indétermination peut pleinement donner la compréhension de l’importance de parler avec les autres. C’est seulement au moment de la relation à l’autre par le biais de la parole que l’identité d’humain se révèle, c’est le moment où le « je » peut apparaître à soi-même et où l’autre fournit une réponse à la question : « qui suis-je ? », question qui ne reçoit donc aucune réponse définitive. Le théoricien, en revanche, qui se demande : « qu’est-ce qu’un être humain ? » pose un autre genre de question. En faisant comme s’il pouvait y répondre, il élimine le besoin de communication avec les autres et transforme son occupation de penseur en une activité de fabricant d’identité qui, en délivrant de la tâche d’être quelqu’un, nous enferme en nous-même.

La défense de la politique implique ainsi de contester le bien-fondé des objets de recherche que philosophes ou scientifiques ne seraient donnés à tort depuis pas mal de temps. Autant dire qu’il ne s’agit pas, pour Arendt, de fournir une nouvelle théorie de l’homme plus acceptable, plus vraie ou plus scientifique que les précédentes, il s’agit de convaincre les penseurs de métier de l’incongruité d’une telle quête et des conséquences tout à fait fâcheuses qu’elle a permis d’engendrer. L’objectif, à l’heure « où nous sommes devenus capables de détruire toute vie organique sur terre » ne peut être que « penser ce que nous faisons » (Arendt 1983, 12). Mais cette activité se heurte à une série d’obstacles attribuables à une déformation de la vie de l’esprit qui remonte au xviie siècle.

Disqualification des sens et de la raison

Les intellectuels, philosophes et savants, adoptent une nouvelle tournure d’esprit qui apparaît, elle aussi, coïncidence factuelle, au xviie siècle, à la même époque donc que le mouvement des enclosures, soit l’expropriation du paysannat qui fut, selon Arendt, « la conséquence imprévue de l’expropriation de l’Église et comme telle le facteur le plus puissant de l’effondrement du système féodal » (Arendt 1983, 283). Elle relie ainsi le mouvement d’expropriation, origine du processus d’accumulation du capital mise en évidence par Marx, à un effet indirect de la Réforme introduite dans la religion, tandis que le changement de la vie de l’esprit n’est pas associé, comme chez Max Weber, à l’éthique protestante. Arendt l’associe à l’utilisation du télescope par Galilée, qu’elle saisit comme l’événement qui a inauguré une autre vision du monde, au sens propre du terme, celle d’un globe terrestre et d’un monde humain observé à partir d’un point de vue extérieur, surplombant, installé ou flottant dans l’espace intersidéral, point de vue qui conduit à réduire l’apparition de l’espèce humaine à un incident négligeable dans un processus de transformation de l’univers. Arendt accorde ainsi une importance cruciale à cet événement qu’elle considère comme fondateur de la science moderne non seulement parce qu’il installe un nouveau point de vue, mais aussi parce qu’il légitime la démarche du savant qui, par le calcul mathématique avait déjà découvert, avant même que l’usage de la lunette astronomique ne le confirme, que la Terre tourne autour du soleil. La rupture historique, et Arendt insiste sur ce point, ne vient pas de l’idée d’un système héliocentrique qui est bien antérieure8, mais tient, plus précisément, à sa confirmation par l’usage d’un instrument qui en a changé le statut ; l’idée étant alors transformée en vérité scientifique. « En confirmant ses prédécesseurs, Galilée substitua un fait démontrable à une idée inspirée » (Arendt 1983, 293). Un changement d’état d’esprit va progressivement suivre cet événement. En rupture avec l’approche des siècles précédents, la vérité n’est plus révélée par la contemplation, elle se présente comme le résultat d’une spéculation intellectuelle confirmé par l’usage d’un instrument. Derrière les apparences, en l’occurrence l’impression acquise par ceux qui font confiance à leurs sens et voient le soleil tourner autour de la Terre, se cache la vérité que seul le scientifique adoptant une démarche qui a fait ses preuves peut mettre en évidence.

La philosophie n’est pas restée sans réaction face à un événement qui non seulement met en cause l’aptitude de nos sens à percevoir le réel mais introduit aussi l’idée que nos sens nous trompent et que la raison n’a pas été en mesure de le comprendre. L’avènement du doute cartésien doit être, selon Arendt, situé dans ce contexte où la confiance dans les sens et la raison ayant disparu, il a fallu trouver un terrain où la certitude pouvait encore s’installer. Le doute devient preuve de l’existence. Si je peux douter de la réalité du monde perçu, je ne peux pas douter du fait que je doute. « Descartes pensa que la certitude fournie par l’introspection, sa méthode nouvelle, est la certitude du Je-suis. En d’autres termes, l’homme porte en lui sa certitude, la certitude de son existence… » (Arendt 1983, 316) Il n’aurait pas besoin d’entrer en contact avec les autres pour savoir qui il est, et la raison ne serait plus un sens commun permettant l’ajustement des opinions différentes, mais un simple instrument de spéculation pesant le pour et le contre. Avec Descartes « il ne peut y avoir connaissance certaine que lorsque l’entendement joue tout seul avec ses formes et ses formules » (Arendt 1983, 298). Les données des sens pourraient être réduites à des symboles mathématiques et « es êtres humains ne sont plus que des animaux capables de raisonner, de calculer les conséquences » (Arendt 1983, 320).

D’un côté, le télescope a révélé une étonnante capacité humaine à concevoir en esprit, par abstraction et par usage de la logique mathématique une connaissance qui s’avère incontestable, mais il conduit, d’un autre côté, à une véritable déconsidération du sens commun qui se traduit par une ignorance de tout ce qui ne parvient pas à être formalisé et rendu mesurable. Le revers de la médaille décerné à l’esprit scientifique est problématique, notamment, parce qu’une série de vérités, hors du champ de la formalisation et du calcul, ne seront plus admises comme telles. Il y a notamment des vérités de fait, comme celle-ci, pour reprendre l’exemple de Clemenceau : « ce sont les Allemands qui ont envahi la Belgique et non l’inverse » qui sont attestées par les témoignages de ceux qui étaient présents pour le constater, témoignages qui ne peuvent pas être négligés. Dans ce domaine, les paroles comptent, elles doivent être entendues et il faut se garder du soupçon auquel invite une conception scientifique qui n’admet que les idées qui ont subi avec succès le test de l’expérimentation et considèrent que toutes les autres ne sont pas dignes d’intérêt.

La dépréciation de la parole

Reprenant la thèse de Gunnar Myrdal (1953) selon laquelle l’économie a pu devenir une science à part entière en supposant que la société est un ensemble de personnes unies par un intérêt commun, Arendt condamne ce qu’elle appelle la fiction communiste posée comme un objet d’étude par la nouvelle discipline qui se construit à partir d’Adam Smith. Le fait de produire ensemble, sans le savoir et sans le vouloir comme sous l’effet d’une main invisible en raison des relations d’échange et de la division du travail qui en découle, se présente comme la source de la constitution d’une société. La société ainsi posée a une origine économique, son unité tient à la nécessité et elle pourrait tout à fait se passer d’une instance politique débattant d’un intérêt commun. L’économiste a donc imaginé un tout social a priori qui est « un curieux hybride » dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique, ce qui signifie qu’il se met en position d’énoncer en quoi consiste l’intérêt commun à partir de l’idée qu’il se fait des intérêts des individus. Sa position l’habilite à dire aux individus qui ils sont, étant donné les fonctions qu’ils occupent au sein de l’ensemble social, et il se considère en droit de ne pas les entendre lorsqu’ils protestent au nom de sa connaissance scientifique de l’être social à laquelle l’individu lambda n’aurait pas accès. Tant que le théoricien a conscience qu’il s’agit d’une représentation de la société qui reste une image renvoyant à un : « c’est comme si les hommes étaient reliés entre eux par une main invisible » il restera prudent dans sa théorisation et maintiendra une sorte d’indétermination de l’homme, en distinguant l’être économique qu’il met en scène, de l’être humain tel qu’il existe vraiment. La posture est beaucoup plus problématique avec les théoriciens qui prennent l’idée de la société économique pour un fait incontestable, ce qui n’est semble-il pas le cas chez Smith, mais c’est une autre question qui n’a pas besoin d’être discutée ici. Il reste que, par construction, la science économique ne peut pas être conduite à voir le domaine des décisions politiques de façon positive, il s’agit forcément d’une instance perturbatrice d’une unité sociale de production dont il faudrait réduire au maximum la nuisance. Marx qui ne croit pas du tout à la réalité d’une main invisible reliant les hommes entre eux et qui voit, au contraire, une violence économique et des rapports de force entre des classes, reste cependant prisonnier de l’idée que « c’est le produire ensemble » qui est le vecteur de l’humanité. Ainsi comme l’explique Arendt, ce que propose Marx, une société sans État, revient « à établir dans la réalité la fiction communiste sous-jacente à toutes les théories économiques » (Arendt 1983, 54). À l’instar des économistes, il ne considère pas le fait que les hommes soient « des êtres parlants » comme un élément décisif et positif, il ne voit pas que l’humanité surgit du parler ensemble et que la parole quand elle a cette attribution est, en soi, une action. Arendt prend de la distance avec Marx, non pas à propos de son analyse de la violence du capitalisme, qu’elle partage tout-à-fait, mais sur le fait qu’il considère que la violence soit d’origine politique ; celle-ci viendrait des institutions du capitalisme, notamment de la propriété privée des moyens de production, et non pas de le logique économique d’expansion pour l’expansion de l’accumulation du capital. Marx est, au contraire comme l’indique Arendt, admiratif de cette formidable accumulation de marchandises produite par le capitalisme. Il considère que le problème du capitalisme réside dans l’aliénation de soi, autrement dit, dans la dépossession des produits de son travail, Arendt évoque, pour sa part une « aliénation rapport au monde » (Arendt 1983, 286), c’est-à-dire des hommes privés d’un monde commun, soit d’un lieu habitable dans lequel les constructions, meubles et objets sont durables et transmissibles d’une génération à l’autre.

La nécessité de la durabilité du monde9

Par la vie et ses nécessités, « l’homme reste un enfant de la nature » lié à la Terre comme tous les organismes vivants, mais l’existence humaine est aussi conditionnée par le fait que les hommes ne vivent pas, à la différence des animaux, directement dans la nature. Ils habitent un monde qu’ils ont eux-mêmes construit de telle sorte que « l’artifice humain du monde sépare l’existence humaine de tout milieu animal » (Arendt 1983, 9). Le monde, ainsi compris, ne consiste pas seulement à assurer les conditions matérielles de l’existence. Le rôle le plus important de cette « patrie artificielle » (Arendt 1983, 171) est « d’offrir aux mortels un séjour plus durable et plus stable qu’eux-mêmes ». Au milieu de ces objets, les hommes sont chez eux. Ils y découvrent leur dépendance à l’égard du concret, toutefois, ces produits de l’artifice humain ont une importance plus grande que les services qu’ils rendent. Il est meublé de choses durables qui sont tout aussi bien des objets d’usage que des œuvres d’art qui n’ont strictement aucune utilité. La durabilité des œuvres d’art est « d’ordre plus élevé » ; « elle peut atteindre la permanence à travers les siècles ». Ce sont ces œuvres d’art, mieux que les outils, qui attestent de façon spectaculaire que le monde des objets constitue « la patrie non mortelle d’êtres mortels ». Leur permanence rend tangible « un pressentiment d’immortalité, non pas de l’âme ni de la vie, mais d’une chose immortelle accomplie par des mains mortelles » (Arendt 1983, 188). Le monde artificiel est « ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et ceux qui viendront » (Arendt 1983, 66). Et c’est cet intérêt pour des choses communes, renouvelé et partagé par des hommes vivant à des époques différentes, qui donne de la consistance à l’idée d’une continuité et d’une similitude entre les êtres du passé et ceux d’aujourd’hui. Arendt ajoute que la reconnaissance de l’existence de ce monde commun est fragile, car il « ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public ». Autant dire que la durabilité du monde humain ne tient pas seulement à la qualité intrinsèque des choses, elle tient aussi à la façon de les considérer tout comme à l’intensité du regard qui est jeté sur elles et au fait qu’elles apparaissent en public et soient offertes au jugement de valeur de tout un chacun.

Sur ce point aussi, la discipline économique est prise en défaut. Son concept de société l’a conduite à saisir l’importance des outils du point de vue de leur utilité, soit leur capacité à alléger la peine des hommes ou à accroître leur productivité, mais sans porter attention à leur faculté de durer, préoccupation de préservation d’un monde commun qui lui est étranger. Le regard économique sur les choses qui, de fait, élimine les œuvres d’art de son champ d’étude, ne peut s’intéresser qu’au maintien du processus vital sans saisir l’importance du domaine public. Au lieu « d’entourer soigneusement l’artifice humain des remparts contre les forces élémentaires de la nature » (Arendt 1983, 167), il va s’agir de favoriser son intrusion ; car le regard économique, préoccupé de l’abondance, saisit avant tout la nature comme un réservoir d’énergie et de puissance qui, introduit dans le monde humain, peut décupler sa force productive. Outre qu’il rend incompréhensible l’importance du domaine public, le problème de ce nouveau regard, est avant tout qu’il laisse libre cours à la poursuite de la logique de l’accumulation du capital.

Un processus d’élimination de la durabilité du monde

Arendt reprend, on l’a dit, l’analyse de Rosa Luxemburg dont la thèse centrale est qu’à partir du moment où les ressources d’un pays sont transformées en capital, ce dernier cherchera logiquement à trouver ailleurs d’autres sortes de richesses pour leur faire subir la même transmutation.

Une fois que ce processus s’est généralisé dans le territoire national dans son entier, les capitalistes sont contraints d’avoir des vues sur d’autres parties de la terre, des territoires précapitalistes, pour les attirer dans le processus d’accumulation du capital qui, pour ainsi dire, se nourrit de tout ce qui est extérieur.

(Arendt 2001, 49)

Le capital est sommé de chercher en permanence des exutoires en dehors de lui-même. « Si je le pouvais, j’annexerais les planètes »10 disait Cecil de Rhodes. Arendt ajoute que ce mouvement expansionniste n’est pas miné par des contradictions internes, il a toutes les chances de se poursuivre tant qu’aucune intervention humaine ne se dresse contre sa logique. La conquête n’est pas seulement territoriale, il faut aussi prendre en compte une invasion interne aux nations qui a atteint le pouvoir politique.

Le développement prodigieux de toutes les forces industrielles et économiques entraîna l’affaiblissement constant des facteurs purement politiques, tandis que, simultanément, les forces purement économiques prédominaient de façon toujours croissante dans le jeu international du pouvoir.

(Arendt 1987, 83)

L’emprise sur la politique se traduit par une mutation des valeurs au sein d’instances et d’organes qui restent formellement inchangés. Hilferding a, par exemple et entre autres, évoqué une mutation de l’idée nationale qui, à l’origine, signifie « une reconnaissance du droit de toutes les nations à l’indépendance », mais qui a été transformée, à la fin du xixe siècle, en « une idée de l’élévation de sa propre nation au-dessus de toutes les autres » (Hilferding 1979, 452) faisant de l’État l’agent de cet objectif.

La logique d’accumulation du capital, contrairement à ce que l’on a pu croire un moment, ne vise pas la production d’objets utiles, c’est devenu de plus en plus clair, mais exige la poursuite d’une expansion sans but qui conduit à détruire ce qui existe y compris ce qui vient d’être produit. La prospérité de l’Allemagne après la seconde guerre mondiale, que l’on a appelé « le miracle allemand », a constitué, pour Arendt, un exemple de ce qui nourrit l’expansion économique : « l’expropriation des gens, la destruction des objets et la dévastation des villes aboutissent finalement à stimuler un processus, ne disons pas de rétablissement, mais d’accumulation de richesse plus rapide et plus efficace ». La poursuite du processus atteint désormais le monde commun par la destruction de la durabilité des objets, transformant des œuvres humaines en produits jetables. L’obsolescence accélérée des biens est devenue nécessaire à la poursuite de l’accumulation, si bien que la destruction de la durabilité des choses est à la fois le vecteur de croissance économique et celui de la destruction des liens entre les générations. La prospérité du capital « ne dépend ni de quoi que ce soit de stable et de donné, mais simplement du processus de production et de consommation » (Arendt 1983, 284). Un des grands changements introduits par l’installation de la logique du capital est que

dans les conditions modernes ce n’est pas la destruction qui cause la ruine, c’est la conservation, car la durabilité des objets conservés est en soi le plus grand obstacle au processus de remplacement dont l’accélération constante est tout ce qui reste de constant lorsqu’il a établi sa domination.

(Arendt 1983, 284)

Ainsi, pour Arendt, le processus d’expansion a toutes les chances de se poursuivre et ce sont moins les conditions de la vie qui posent problèmes que la persistance de l’humanité des êtres. Comme « le processus ne peut continuer qu’à condition de ne laisser intervenir ni durabilité ni stabilité de ce monde », le maintien du processus « n’est possible que si l’homme sacrifie son monde et son appartenance au monde » (Arendt 1983, 288).

L’absence de souffrance, idéal de l’animal laborans

Cet être dépolitisé, soumis à un processus économique total a une image de lui-même bien dégradée comparée à celle d’un autre être économique qui est apparu avant lui et qu’Arendt nomme un homo faber. Ce dernier se considérait encore comme un constructeur du monde et les outils dont il faisait usage étaient des moyens de fabriquer une œuvre capable de lui survivre et susceptible de s’ajouter à celles du passé. La poursuite de l’accumulation du capital a fait rapidement disparaître ce genre d’être auquel John Stuart Mill pensait sans doute lorsqu’il fondait ses espoirs sur un homo œconomicus, être humain responsable de lui-même et ayant renoncé à utiliser les autres en les mettant à son service. Un autre tend à le remplacer, l’animal laborans qui ne peut pas se considérer comme un producteur fabriquant des choses utiles. Il s’identifie à un maillon d’un ensemble social ayant pour principal souci la perpétuation d’un mouvement auquel il doit son maintien en vie.

Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie.

(Arendt 1983, 11-2)

L’animal laborans n’est pas le portrait du travailleur employé par le capitaliste décrit par Marx, il est celui d’un serviteur d’un processus qui n’imagine pas que la vie puisse être autre chose que cette soumission. Il est « expulsé du monde dans la mesure où il est enfermé dans le privé de son corps, captif de la satisfaction de besoins que nul ne peut partager et que personne ne saurait pleinement communiquer » (Arendt 1983, 133-4). Il s’apparente à l’être benthamien défini par une quête de bonheur complétement intériorisée et donc sans relation aux autres. Pour Bentham, ce n’est plus exactement l’utilité intrinsèque des choses ou encore leur qualité propre à accomplir certaines fonctions qui compte, leur vertu tient au plaisir engendré par leur consommation, ce qui est tout à fait subjectif. Outre que la liste des choses procurant du plaisir n’a pas de raison d’être limitée à des objets matériels mais peut tout à fait contenir des services et prestations de tout genre, il faut aussi comprendre que les jugements de valeur sur les choses se trouvent complètement déconsidérés. Ce n’est pas plus la beauté que l’utilité des objets qui compte ; ce ne sont pas les sens, que ce soit la vue ou l’un des autres organes de perception, qui se trouvent mobilisés pour les apprécier ; tout tient dans les sensations déclenchées et celles-ci sont intimes, non communicables, variables selon les personnes. « Le bonheur, somme des plaisirs moins les peines, est un sens interne qui perçoit les sensations et n’a aucun lien avec les objets de-ce-monde… » (Arendt 1983, 348). Dans cette comptabilisation benthamienne, il est tout à fait clair que les objets ne constituent pas un monde commun, ils ont, au sens plein du terme, perdu leur objectivité.

Un des signaux d’alarme les plus visibles indiquant que nous sommes peut-être en voie de réaliser l’idéal de l’animal laborans, c’est la mesure dans laquelle toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées aussi vite qu’elles apparaissent dans le monde pour que le processus ne subisse pas un arrêt catastrophique.

(Arendt 1983, 151)

Tout ce qui reste de commun à cette catégorie d’être tiendrait à « l’identité de leurs natures qui se manifeste dans le fait que tous calculent et tous sont affectés par la douleur et par le plaisir » (Arendt 1983, 348). L’être benthamien identique à l’animal laborans est condamné à consommer pour pouvoir travailler, autant que l’on peut dire qu’il lui faut travailler pour consommer. La catégorie des fins et des moyens propre à forger les repères de l’homo faber s’est dissipée, toute fin est appelée à devenir un moyen. Dès lors que le processus vital s’empare des objets et les utilise à ses fins « l’instrumentalité productive et limitée de la fabrication se change en instrumentalité illimitée de tout ce qui existe » (Arendt 1983, 176).

Arendt oppose cette quête moderne du bonheur à l’hédonisme philosophique des temps passés, fondé sur la recherche d’une « bonne vie », – celle qui valait la peine d’être vécue –, et qui envisageait le suicide comme conclusion logique d’une vie authentique impossible. L’hédonisme de l’animal laborans n’est pas philosophique, la sensation ne renvoie qu’à lui-même et le seul critère à partir duquel il peut évaluer sa vie ne peut être que l’absence de souffrance. C’est ce qui constitue, bien plus que le bonheur difficilement évaluable, l’idéal de l’animal laborans. L’absence de souffrance ouvre incontestablement des horizons encore plus considérables à l’accumulation du capital en s’appuyant sur des espérances que la technologie et la science sont à même de susciter.

Le triomphe de l’animal laborans a tout lieu d’inquiéter dans la mesure où un être dépolitisé ne se donne pas le droit de juger de la qualité de son existence et se met en position d’obéir aux ordres, quel qu’en soit le contenu. Il y a donc une nécessité d’arrêter un processus de dévastation, ce qui ne peut se faire qu’en restaurant une confiance dans le pouvoir politique d’instituer un nouveau commencement qui va de pair avec la restauration de la confiance dans la faculté de juger, « cette aptitude à discerner le bien du mal, le beau du laid » (Arendt 1996, 73) que l’on peut appeler « la plus politique des facultés mentales ».

Conclusion

Il est clair que les deux auteurs n’ont pas la même interprétation du mouvement d’extension des relations économiques. Mill saisit un accroissement des échanges marchands qu’il considère comme un bienfait en l’identifiant à un processus de libération de liens ancestraux de servitude et de domination qui enfermaient les individus dans des rôles convenus. L’être libéré, devenu intégralement responsable de son sort, soit l’homo œconomicus au sens de Mill, qui considère l’autre comme son égal et qui est prêt à le mettre au défi serait la source de la productivité humaine comme du progrès moral. Un siècle plus tard la perspective est plus sombre. Contrairement aux attentes de Mill estimant que le règne de l’homo œconomicus irait de pair avec un monde sans précipitation de croissance raisonnée, le mouvement d’extension n’a pas cessé. Arendt évoque une logique d’expansion pour l’expansion qui se traduit par un processus d’expropriation des individus d’un « monde commun » qui n’a aucune chance de s’arrêter de lui-même. L’animal laborans, personnage esseulé, enfermé en lui-même, n’ayant aucun autre critère de jugement que les sensations de son corps risque de devenir l’être de demain si le « laisser-faire », qui signifie laisser-faire la logique de l’extension de l’économie, continue à s’imposer. La perspective est inquiétante si l’on admet que la source de la moralité ne peut venir que d’une relation à l’autre considéré comme un égal, une relation établie par la parole sur des sujets qui nous concernent tous.

Malgré leur divergence du côté de l’économie, les deux auteurs ont une analyse commune sur ce dernier point, comme le révèle leur opposition à Bentham. Celle-ci ne porte pas seulement sur la critique d’une conception du bonheur et de la nature humaine elle vise aussi, parce qu’elle lui est entièrement liée, à dénoncer l’idée qu’il n’y aurait pas d’entente possible entre des êtres aux goûts et aux idées si différents si bien qu’il faut compter sur des menaces pour les obliger à bien se conduire les uns à l’égard des autres. D’après Arendt, Bentham se trompe, ce ne sont pas les interdits législatifs et la peur des sanctions qui déterminent la décision de ne pas faire le mal. La considération de l’autre comme un égal, soit comme un autre soi-même, est l’élément essentiel, comme le soutient Mill, de l’émergence de l’humanité des êtres. C’est aussi sur cette base que « le parler ensemble » devient une véritable communication mutuelle ouvrant à une coopération authentique susceptible de faire progresser les idées et les connaissances. La coopération, comme l’explique Arendt, est d’une autre nature que la division du travail qui met les uns en situation de commander et les autres en situation d’obéir.

En conséquence de l’importance qu’ils accordent à la communication entre égaux pour faire exister un monde commun, l’un et l’autre prennent une distance critique à l’égard de la parole savante qui, croyant pouvoir découvrir des vérités sur l’homme et la société par une méthode scientifique, se garde bien d’écouter le commun des mortels. Mill condamne la Sociologie de Comte et sa science positive qui, éliminant la réflexion sur soi-même, est conduit à prendre la domination masculine pour un fait de nature alors qu’elle relève de circonstances historiques. Mill s’oppose au « troupeau des intellectuels » qui croient déceler une nature humaine, Arendt met en garde contre « la maladie professionnelle du penseur de métier » qui ne s’inclut pas dans la théorie de l’homme qu’il croit avoir découvert.

Ce texte ne peut se conclure que sur un appel aux intellectuels de tous horizons et de tout bord pour qu’ils s’autorisent, enfin, à mobiliser leur faculté de jugement, ce qui veut dire accepter d’entendre les objections d’ordre non scientifique qui s’opposent à la soumission à une logique surhumaine. Il s’agit d’écouter le commun des mortels, soit cette partie de l’être à laquelle aucun intellectuel ne devrait être tenté d’échapper. Il faudrait éviter que la surdité, au sens figuré comme au sens propre, ne devienne la déficience la plus répandue des êtres de demain.

Notes

  1. John Stuart Mill (1831) Sur la définition de l’économie politique et sur la méthode d’investigation qui lui est propre, cité par Denis Clerc, 2005. ↩︎
  2. Si l’on suit les précisions apportées par Persky, John Stuart Mill serait l’inventeur de cet « être économique théorique », mais pas du terme « economic man », pas plus que du terme latin homo œconomicus qui se trouverait pour la première fois, à sa connaissance, chez Pareto dans son Manuel de 1906 (Persky 1995, 222, note). Selon cet auteur, les expressions viendraient plutôt des opposants à John Stuart Mill cherchant à caricaturer sa pensée : « While John Stuart Mill is generally identified as the creator of economic man, he never actually used this designation in his own writings. But the term did emerge in reaction to Mill’s work ». ↩︎
  3. Philippe Gillig (2014) souligne que la pratique théorique de Mill est plus complexe que les principes épistémologiques qu’il énonce. ↩︎
  4. Introduction de Lucien Lévy-Bruhl, Mill et Comte 2007, xxiv. ↩︎
  5. Voir Clauzade 2003, « Auguste Comte et Stuart Mill. Les enjeux de la psychologie ». ↩︎
  6. Voir « Auguste Comte et l’économie politique » in Denis 1980, 457-9. ↩︎
  7. C’est le genre de relation que John Stuart Mill entretient avec Harriet Taylor qu’il finira par épouser à la mort de son mari. À l’occasion de cette cérémonie et dans la logique de son analyse du mariage qui « confère à l’une des parties le pouvoir et le contrôle légal sur la personne, les biens et la liberté d’action de l’autre partie », Mill promet solennellement « de ne s’en servir en aucun cas et en aucune circonstance ». Cité dans la postface de Marie-Françoise Cachin (Mill 1869, 194). ↩︎
  8. « L’idée du système héliocentrique remonte à l’école de Pythagore et dans l’Histoire elle a toujours accompagné les traditions néoplatoniciennes sans pour autant modifier en que ce soit le monde et l’esprit humain » (Arendt 1983, 307). ↩︎
  9. Cf. Azam et Pouchol 2009. ↩︎
  10. Cité par Arendt 1982, 13. ↩︎

Bibliographie

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