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Amartya Sen : un allié pour l’économie de la personne contre la métrique des capabilités. Deux arguments pour une lecture non fonctionnelle de la liberté chez Sen

Dans cet article, nous établissons que l’usage du concept de capabilité comme une simple « métrique » du développement humain est une vision réductrice de la proposition intellectuelle d’Amartya Sen. Plus encore, nous mettons en lumière une perspective, inexplorée jusque-là, selon laquelle la capabilité n’est pas tant une conception de l’avantage personnel qu’une approche de la responsabilité personnelle grâce au lien entre pouvoir effectif et obligation morale. Selon nous, les prismes et les attentes des commentateurs ont non seulement biaisé l’interprétation des travaux de Sen, mais sans doute aussi enfermé l’énonciation par Sen de ses propres idées dans un espace bien trop limité1. En particulier, nous pensons que la forte attente d’une « métrique » de la justice (e.g., Robeyns et Brighouse 2010) empêche de véritablement saisir et discuter la place de l’approche par les capabilités dans l’idée de justice de Sen2. Certes, Sen continue de mener une entreprise de clarification contre les « malentendus » et les « erreurs d’interprétation » (2010, 285), mais nous regrettons qu’il se centre quasi-exclusivement sur une façon d’appréhender la capabilité comme « une base informationnelle […] pour juger et comparer des avantages individuels globaux » (ibid., 285). Il nous semble qu’une autre approche de la capabilité est implicitement présente dans ses travaux en lien avec sa caractérisation de la qualité d’agent des personnes. Les deux approches présentent un intérêt majeur dès lors que l’on conçoit, à l’instar de Nuno Martins (2006), le travail de Sen comme un « travail philosophique préparatoire » dont le but est de « préparer le terrain pour la science » en « ouvrant des perspectives nouvelles pour l’analyse économique ». Nous proposons de définir la première approche de la capabilité en termes de « puissance de choix », la seconde en termes de « puissance d’agir » – en adaptant les expressions respectives de Canto-Sperber (1991) et Ricœur (2004). Dans les deux cas, Sen envisage la capabilité plus largement que comme un outil de mesure du bien-être ou de la liberté des personnes. Et nous voulons montrer ici que les deux approches ouvrent des pistes de travail pour construire une théorie de la justice nous obligeant à repenser le cadre standard, notamment en sortant d’une lecture purement fonctionnelle de la liberté.

En préalable, rappelons que le concept de capabilité est généralement défini comme un ensemble d’opportunités de fonctionnements entre lesquels un individu pourrait choisir, comme il choisit entre divers paniers de consommation. Cette définition renvoie à l’idée d’une puissance de choix (Canto-Sperber 1991, 35) et correspond à la définition originelle de Sen : « l’ensemble des vecteurs de fonctionnements parmi lesquels il est possible de choisir » (e.g., Sen 1987b, 37)3. Cette perspective a parfois pu donner l’impression qu’observer les fonctionnements individuels accessibles (tels que pouvoir manger à sa faim, vivre sous un toit décent, accéder à un certain niveau d’éducation, se soigner en cas de maladie, participer à la vie sociale de sa communauté, etc.) suffirait à se situer du côté du développement humain et non plus seulement économique4.

Cette lecture est en outre renforcée par le cadre théorique de l’économie du bien-être – concerné par la construction de fonctions de bien-être social –, toujours extrêmement présent dans les écrits de Sen. Par exemple, dans la conférence qu’il donne suite à l’obtention du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, il indique que la structure formelle des fonctions de bien-être social peut très bien intégrer des comparaisons d’opportunités réelles plutôt que des états mentaux de bonheur (Sen 1999a, 357-58). Ce type de suggestion pourrait ainsi nous orienter vers la construction de fonctions de bien-être social à partir de comparaisons de capabilités plutôt que d’utilités, permettant de sortir du « welfarisme réel », mais pas du « welfarisme formel » (Fleurbaey 2003). Cependant, bien que Sen (1985a) ait présenté des éléments de symbolisation pouvant aider à travailler en ce sens5, c’est une piste qu’il n’a pas cherché à développer. Si un peu plus tard, à l’occasion de conférences Arrow délivrées en 1991, il explore des possibilités de formalisation du lien entre l’aspect opportunité de la liberté et les préférences individuelles pour telle ou telle alternative sociale (Sen 2002, chap. 22), Sen évite soigneusement d’utiliser le terme de capabilité dans ce contexte. Pourtant ce travail est largement inspiré de ses réflexions de philosophie morale et politique autour de ce concept. Selon nous, l’absence du terme capabilité dans ses contributions à la théorie du choix social montre implicitement que ce concept est plus large que ce que peut contenir le cadre formel de cette théorie.

Parallèlement, sur le plan plus philosophique, les attentes des commentateurs concernent plutôt une théorie de la justice en termes de droits à certaines capabilités6. Là encore, Sen ne répond pas aux attentes. Il se garde bien de chercher à donner une nature prescriptive à son approche par les capabilités – et de faire passer la liberté du statut de valeur à celui de norme7 – comme le fait l’autre grande introductrice du concept de capabilité dans la littérature sur les théories de la justice, Martha Nussbaum (e.g., Nussbaum 2000, 2011). Les tenants d’une économie de la personne (Ballet et al. 2014, 18) s’en étonnent, mais nous considérons que là encore il s’agit d’un signe montrant que Sen refuse d’enfermer le concept de capabilité dans un cadre théorique qui donnerait une vision purement fonctionnelle de la liberté. Afin d’étayer notre thèse nous avons organisé l’article en deux parties.

Dans un premier temps, nous partons de l’hypothèse assez standard, et originelle8, selon laquelle la capabilité est une conception de l’avantage personnel. Notre lecture de Sen indique déjà à ce stade que l’utilisation du concept de capabilité peut être moins fonctionnelle si l’on sort de la perspective du « welfarisme formel », ce cadre général d’évaluation des états sociaux permettant de remplacer la notion technique d’utilité par celle, par exemple, de capabilité (Fleurbaey 2003 ; D’Aspremont 2011). En approfondissant l’idée que Sen n’est pas un théoricien des capabilités tel que l’attendent la plupart des commentateurs (Baujard et Gilardone 2017), nous mettons en évidence quatre implications théoriques de son approche par les capabilités. Toutes indiquent que Sen cherche plus à provoquer une réflexion collective et compréhensive sur la base informationnelle retenue pour les évaluations sociales qu’à proposer une « métrique » de l’avantage personnel pour envisager la justice des états sociaux.

Dans un second temps, nous confortons cette lecture en examinant l’hypothèse – passée inaperçue jusque là – selon laquelle la capabilité peut être définie comme une « puissance d’agir », impliquant d’emblée une perspective en termes de responsabilité personnelle. Sen (2008, 2010) souligne en effet que la capabilité est une sorte de pouvoir et qu’il serait erroné de n’utiliser ce concept que pour mesurer l’avantage personnel. La littérature secondaire est généralement passée à côté de cet aspect, tant il est vrai qu’il s’agit plus d’une suggestion que d’un développement théorique totalement abouti9. Nous proposons cependant d’appréhender ce lien suggéré entre capabilité et responsabilité à travers la vision de l’agent qui traverse les écrits de Sen, permettant d’insérer sa contribution dans une économie de la personne et de mettre en lumière la véritable révolution conceptuelle opérée par Sen avec son approche par les capabilités. Contrairement à ce que Ricœur (2004) avait cru lire, cette révolution ne se situe pas tant dans le lien entre droit et capabilité que dans celui entre obligation morale et capabilité. C’est bien là qu’il y a révolution puisque nous montrons que ce lien nous oblige nécessairement à repenser le cadre théorique standard des théories de la justice.

1re Hypothèse : capabilité = « puissance de choix » ≠ métrique de l’avantage personnel

Le premier argument pour une lecture non fonctionnelle de la capabilité de Sen consiste à rappeler l’ambition de l’auteur – sans extrapolation excessive ou glissement interprétatif. En complétant l’analyse de Baujard et Gilardone (2017), nous montrons que l’approche de la justice préconisée par Sen mobilise le concept de capabilité non pas comme la métrique de l’avantage personnel, mais comme une stratégie intellectuelle pour sortir d’une vision purement subjective du bien-être, sans recourir à une vision simplement ressourciste. Plus précisément, notre lecture met en lumière quatre implications théoriques importantes dans l’approche par les capabilités telle que Sen l’a pensée : a) un rôle critique des approches courantes, b) une voie possible pour envisager les situations individuelles de façon plus juste, c) la nécessité du raisonnement public avant toute mise en œuvre et d) le besoin d’une enquête qualitative d’ordre sociologique pour véritablement saisir les défauts de capabilité. Toutes ces implications indiquent que sa perspective est décalée par rapport aux attentes d’une théorie de la justice proposant, en premier lieu, une mesure de l’avantage personnel et, en second lieu, des principes d’agrégation ou de répartition. Partant, l’approche par les capabilités de Sen ne peut prendre tout son sens qu’en dehors du prisme désormais commun à la plupart des commentateurs – philosophes et économistes –, à savoir le prisme du « welfarisme formel » (Baujard 2016)10.

a) le concept de capabilité joue un rôle, avant tout, critique des grilles de lecture standard du bien-être individuel en termes de ressources individuelles ou de satisfaction des préférences (e.g., Sen 1980, 220 ; 1993a, 48 ; 2010, 284). S’intéresser aux capabilités des personnes offre une perspective en termes de « liberté » au sens où l’on s’intéresse à qui peut faire quoi, et non simplement à qui a tel panier de biens, ou qui obtient telle utilité (Sen 1983, 19). Il ne s’agit cependant pas de proposer une grille de lecture qui annulerait et remplacerait toutes les autres, contrairement à l’interprétation courante chez les commentateurs (Baujard et Gilardone 2017). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aujourd’hui Sen compare la façon dont il fut « coincé » par son paradoxe libéral parétien (Sen 1970)11 – qui n’était pour lui qu’une étape dans sa réflexion de théoricien du choix social cherchant à mieux prendre en compte la liberté et les droits des personnes – et la façon dont il est maintenant obligé d’expliquer à quel point le concept de capabilité est certes très intéressant, mais qu’il est loin d’épuiser le sujet de la justice :

[After le publication of the paradox] I got stuck. I had to rescue myself, reminding myself that I’m not just concerned with the Paretian liberal – just as right now I have to rescue myself by saying [thumping table] “I’m not a capability theorist ! For god’s sake, I’m not a capability theorist.” I have great interest in capability, and I had a role in bringing up the discussion in contemporary political philosophy, but I don’t think you can have a theory of justice based on capability only – there’s no way. So I got stuck with the Paretian liberal in a way that it became a much bigger part of my life than I had thought it would be.

(Baujard, Gilardone et Salles, à paraître)

Dans les deux cas, la contribution de Sen apparaît comme une démarche heuristique visant à sortir l’économie normative de certaines voies qu’il considère comme moralement discutables, bien que peu discutées au sein de la communauté des économistes. Ainsi, en 1970, l’enjeu de la condition de « libéralisme minimal » n’était pas tant, pour Sen, de caractériser de façon adéquate la liberté –même si cela le conduit néanmoins à changer de concept de liberté – que remettre en cause le concept d’optimalité parétienne, sur lequel reposait l’économie normative12. Puis à partir de 1980, l’enjeu du concept de capabilité est principalement de porter le coup de grâce à ce qu’il a fini par appeler « le welfarisme » (Sen 1977, 1979) – cette approche devenue standard en économie selon laquelle les utilités individuelles sont les seuls matériaux pertinents pour évaluer les situations individuelles, et par extension les états sociaux. De ce point de vue, le concept de capabilité permet de montrer qu’il existe au moins une conception de l’avantage personnel qui, à plusieurs égards, lui est supérieure, tout en évitant les défauts des approches en termes de revenus ou droits d’accès à certaines ressources (Baujard et Gilardone 2017).

b) Il s’agit donc de lire le concept de capabilité comme une voie possible pour mieux appréhender les situations personnelles dans une perspective de justice. Ce concept permet en particulier d’éviter deux types de biais : le biais des préférences adaptatives (e.g., Sen 2010, 342-4) et celui de la variabilité interpersonnelle de conversion des ressources en bien-être (e.g., Sen 2010, 310-7). Le degré de satisfaction des préférences ou le bonheur ressenti par les personnes n’a pas d’impact sur l’évaluation de leur capabilité. Autrement dit, l’absence de mécontentement ou de désir de changement ne doit pas empêcher de mettre en lumière des désavantages relatifs13. À l’inverse, le fait de ne pouvoir convertir certaines ressources possédées, aussi facilement que d’autres personnes, en fonctionnements sera pris en compte dans l’évaluation puisque celle-ci porte sur la capacité à mettre en œuvre des fonctionnements, et non sur les moyens en tant que tels14. Le concept de capabilité permet en outre de penser l’avantage personnel en des termes qui dépassent la notion de bien-être puisque les fonctionnements accessibles pris en compte peuvent être plus larges. Par exemple, Sen fait souvent référence à des fonctionnements tels que la participation à la vie sociale de la communauté (e.g., Sen 1980, 218 ; 2010, 286) ou la possibilité de s’exprimer librement, en particulier pour exprimer des opinions dissidentes (e.g., Sen 2010, 94, 390). Ce type de fonctionnements nous amène dans la sphère des droits et libertés que welfarisme et ressourcisme ne permettent pas de saisir. Enfin, selon l’approche par les capabilités, l’évaluation ne requiert pas que le fonctionnement en question soit accompli pour qu’une personne soit considérée comme ayant une capabilité15. Par exemple, la capabilité de s’exprimer librement n’implique pas qu’une personne s’exprime continuellement ou soit dans une opposition systématique. Cependant, comme l’a montré Ingrid Robeyns (2003, 84-5), si aucune ou très peu de personnes d’un certain groupe social – par exemple lié au genre, à l’origine ethnique ou sociale, à la nationalité – ne mettent en œuvre le fonctionnement évalué, il y a de bonnes raisons de s’interroger sur leur capabilité relative à ce fonctionnement. En revanche, si l’absence de mise en œuvre n’est pas généralisée à un groupe cela peut être un choix personnel que l’on ne doit pas considérer comme une injustice.

c) Ce qui apparaît clairement, lorsqu’on s’intéresse à l’approche par les capabilités de Sen, c’est que le concept de capabilité n’est pas tant pensé comme une métrique16 nécessaire à toute évaluation quantitative que comme un objet de réflexion impliquant un raisonnement public sur ce qui compte le plus dans la vie des personnes (e.g., Sen 2004b, 333). La « bonne approche » consiste pour Sen à tenir compte des circonstances, et à cet égard il n’y a pas de « formule particulière, sur laquelle on pourrait fonder un compromis optimal » (Sen 2000b, 142). Sen refuse de fournir une liste pré-établie de capabilités à évaluer et des critères de répartitions, ou de donner une méthode systématique d’opérationalisation comme il l’indique encore avec véhémence dans une conversation de 2010 :

With the subject of capability, I do not propose a formula ; I am pointing to a certain space. […] I don’t have to end up by saying the square root of the capability index obtained this way has to be added to the cube root of something else !
[…] you have to judge it pragmatically and each case you give some argument and a better result. Operationalization is a demand to do solutions without thinking, without discussing, without debating.

(Baujard, Gilardone et Salles à paraître)

Sen (2006, 90) rappelle qu’il ne conçoit pas la construction d’un indice de capabilité autrement que comme un exercice de choix social, qui pour lui est plus complexe qu’un exercice d’agrégation. Il ajoute que, même en respectant une procédure démocratique pour obtenir un tel indice, il manque encore tout un pan de l’analyse si l’on s’intéresse véritablement à la liberté humaine, en particulier ce qui touche au respect du droit des minorités17. Dans L’Idée de Justice (Sen 2010), la référence aux capabilités passe d’ailleurs au second plan par rapport à la référence au raisonnement public qui est omniprésente18. Nous avons montré ailleurs que ce primat du raisonnement public et du choix collectif sur le matériau que constitue la capabilité peut très bien aboutir à ne pas utiliser l’approche par les capabilités, ou à ne pas l’utiliser exclusivement, si la délibération montre que d’autres aspects de la qualité de vie sont privilégiés par les personnes concernées par l’évaluation (Baujard et Gilardone 2017). Le résultat de la délibération peut par exemple, dans certains contextes, donner la priorité au bonheur ressenti, au principe de précaution en lien avec la qualité de vie des générations futures, à l’égalité d’accès aux ressources, à la rémunération de l’effort fourni19.

d) Enfin, si l’approche par les capabilités de Sen a le plus souvent été perçue comme utile pour les grilles de lecture quantitatives – permettant de mesurer le développement, la qualité de vie ou la pauvreté –, elle peut aussi nous mener vers des méthodologies plus qualitatives. Par exemple, Zimmermann (2006) montre bien qu’une lecture pragmatiste de Sen, inspirée des travaux de Dewey et de Peirce, tend à inscrire son approche par les capabilités dans une méthodologie qualitative de l’enquête. Dans ce cas, il s’agit de rechercher une compréhension sociologique des notions de liberté et d’opportunité. Puisque le concept de capabilité nous oriente vers une idée de liberté positive20, une implication possible est en effet d’enquêter sur les conditions de mise en œuvre des divers fonctionnements valorisés par les membres d’une collectivité. Sen a souvent rappelé que divers types de contingence – les caractéristiques physiques hétérogènes des personnes, les conditions climatiques ou environnementales, les conditions sociales ou culturelles dans lesquelles elles vivent – provoquent des variations dans la conversion des ressources en modes de vie accessibles (e.g., Sen 2000b, 81 ; Sen 2010, 311-2). Ce faisant, il suggère qu’une enquête qualitative s’avère nécessaire, même si in fine l’objectif est de mesurer un taux de pauvreté ou un niveau de développement21. Or le passage par ce type de méthodologie nous amène sur un versant de l’analyse plus compréhensif et moins mécanique que la simple recherche de mesure. Sa portée est finalement bien différente des approches quantitatives puisqu’elle permet, d’une part, l’amélioration des connaissances factuelles et, d’autre part, la redéfinition des valeurs politiques (Zimmermann 2006, 482). Dans une perspective de justice, ce type d’enquête peut s’avérer particulièrement utile pour améliorer la situation des plus mal lotis en démasquant des situations que des approches subjectives ou ressourcistes ne permettraient pas de révéler. Les travaux sur les inégalités de genre sont truffés d’illustrations de ce type, par exemple avec la mise en lumière d’une répartition intrafamiliale généralement défavorable aux femmes indiennes en termes de soins ou de nourriture (e.g., Sen 1990) ou, dans les sociétés occidentales, d’un accès différencié aux divers fonctionnements de valeur parfois favorable aux femmes, parfois favorable aux hommes (Robeyns 2003).

Partant, l’approche par les capabilités de Sen vise principalement à déplacer le regard vers un aspect de la vie humaine intrinsèquement plus important que les ressources, mais aussi plus pertinent pour appréhender les situations injustes que les représentations subjectives des personnes : les potentialités de vie des personnes, comprenant leurs droits et leurs libertés réelles. Ce déplacement du regard implique cependant d’associer les personnes concernées au choix des fonctionnements pertinents, à leur pondération respective, pouvant aussi mener à considérer d’autres aspects comme étant prioritaires. Il implique aussi de passer par la méthode de l’enquête qualitative pour pouvoir mettre en lumière les éventuels défauts de capabilité, étant donnée la nature contrefactuelle du concept22. L’essentiel de l’approche de Sen est, selon nous, bien plus dans le raisonnement public et l’enquête nécessaire pour l’alimenter que dans l’idée d’une métrique que l’on n’aurait plus à penser. Il n’est pas anodin que son ouvrage, L’Idée de Justice, soit principalement dédié à proposer une procédure d’impartialité ouverte inspirée d’Adam Smith permettant de comparer des alternatives sociales de différents points de vue en tenant compte des comportements, et pas seulement des institutions23. Sen insiste notamment sur la présence, dans le débat public, de spectateurs impartiaux – au sens où ils ne font pas partie de la société concernée et ont des expériences sociales différentes – afin de favoriser la distanciation vis-à-vis de l’ordre établi et la mise en lumière des inégalités persistantes. Tenir compte des comportements requiert, selon lui, plus de psychologie sociale et de regard extérieur que d’hypothèses simplistes, idéalistes ou transcendantales telles que le raisonnement sous voile d’ignorance et la recherche du juste que l’on trouve dans la théorie de la justice rawlsienne. Le concept de capabilité est certes un moyen d’attirer le regard sur la liberté positive des personnes, mais c’est aussi un moyen de stimuler la considération de possibilités contrefactuelles sans pour autant raisonner de « nulle part ».

2e Hypothèse : capabilité = « puissance d’agir » ≠ représentation de l’avantage personnel

Le deuxième argument en faveur d’une lecture non fonctionnelle de la liberté chez Sen est lié à deux idées sous-jacentes du concept de capabilité : 1) les capabilités dépendent des caractéristiques personnelles, en lien avec celles de l’organisation sociale ; 2) toute personne est apte à former des buts qui ne vont pas nécessairement dans le sens de son bien-être (Gilardone 2009, 367). La première idée crée logiquement une forme de responsabilité collective vis-à-vis des capabilités individuelles ; la seconde indique que chaque personne est en mesure d’endosser une part de cette responsabilité collective, et donc nous amène sur le terrain de la responsabilité personnelle. Ainsi, au cœur même du concept de capabilité, apparaît la problématique du couple liberté-responsabilité, bien que celui-ci ait jusque-là peu retenu l’attention24. Plus exactement, seule la première forme de responsabilité semble avoir été retenue par les défenseurs et les commentateurs de l’approche par les capabilités : la promotion des capabilités est une responsabilité sociale et cela doit se traduire par une théorie de la justice ou du développement visant le « droit à certaines capabilités » (e.g., Alkire 2001 ; Nussbaum 2000, 2011 ; Ricœur 2004 ; Robeyns 2003 ; Ballet et al. 2014). En revanche, les implications de la seconde idée et le lien entre capabilité et responsabilité personnelle n’ont pas, jusqu’ici, été véritablement exploré25. De notre point de vue, il s’agit pourtant d’un élément essentiel de l’approche par les capabilités de Sen et de sa façon d’envisager une théorie de la justice au-delà des questions du matériau et de l’agrégation, au-delà aussi du droit à certaines capabilités. Nous examinerons dans cette deuxième section de quelle façon, dans ses publications récentes (Sen 2008, 2010), il suggère explicitement le lien entre capabilité et responsabilité personnelle, pouvoir et obligation (a). Puis nous proposerons une voie d’articulation entre les deux, en mobilisant les écrits de Sen (1982b, 1985b) autour de la qualité d’agent des personnes (b et c). Enfin, nous aborderons les tensions liées à la définition d’une place pour la responsabilité personnelle au sein d’une approche de la capabilité comme « puissance d’agir »26, plutôt que comme « puissance de choix » (d).

a) C’est en 2007 que Sen soulève pour la première fois très explicitement la question du lien entre capabilité et responsabilité personnelle au sein de l’approche en termes de développement humain27. Il s’agit dès lors non plus de se cantonner à la problématique de l’évaluation des libertés humaines, mais à celle de l’action et du pouvoir effectif de faire quelque chose en faveur du développement humain28 (Sen 2008, 334-6). Aller au-delà du stade de l’observation des défauts de capabilité passe d’abord par une réflexion collective sur ce qu’il serait raisonnable de faire et pour quelle raison. De cette réflexion, il pourrait ressortir que certaines personnes ont le pouvoir d’agir d’une façon qui réduirait l’injustice dans le monde – ce qui, pour Sen, implique une forme d’obligation d’agir de cette façon. À revers de la tradition du contrat social et de l’idée de fonder les obligations sur les bénéfices mutuels que chacun pourrait retirer de la coopération, Sen propose une perspective reliant pouvoir et devoir29. C’est dans ce contexte qu’il indique que la capabilité est une sorte de pouvoir. En ce sens, « […] ce serait une erreur de concevoir la capabilité seulement comme une représentation de l’avantage personnel, en omettant qu’il s’agit aussi d’un concept central de l’obligation humaine » (2008, 336, notre traduction). Et ici encore, Sen souligne la supériorité du concept de capabilité par rapport à celui d’utilité, car l’information au sujet du bonheur ressenti ne peut, selon lui, générer aucune obligation. Au contraire, l’information induite par la perspective en termes de capabilités impliquerait un sens de l’obligation30. Sen ne précise pas vraiment cette idée, renvoyant à ses Dewey Lectures de 1984 (Sen 1985b) et à la publication à venir de L’Idée de Justice (Sen 2010). Cependant, l’articulation entre capabilité et responsabilité personnelle n’est pas plus développée dans son ouvrage de 2009. Sen en reste encore à l’étape de la suggestion :

La liberté de choix nous permet de décider de ce que nous devons faire, mais elle s’accompagne de la responsabilité de ce que nous faisons – dans la mesure où il s’agit d’actes choisis. Puisqu’une capabilité est le pouvoir de faire quelque chose, la responsabilité émanant de ce pouvoir fait partie intégrante de la problématique de la capabilité, et cela peut ouvrir un espace aux devoirs – à ce qu’on peut appeler, globalement, les impératifs déontologiques. Les implications de l’approche par les capabilités recoupent ici les préoccupations centrées sur le rôle d’agent […].(Sen 2010, 45)

Il nous faut donc lire entre les lignes ou faire des liens avec d’autres écrits, en particulier ceux relatifs à la notion d’agency – récurrente chez Sen depuis 1982.

b) À la lecture des divers écrits de Sen, il apparaît très vite que la liberté des personnes est surtout reliée à leur qualité d’agent : « nous ne sommes pas seulement des patients dont les besoins méritent considération, mais aussi des « agents » libres de choisir leurs valeurs et la façon de les promouvoir » (Sen 2010, 307). Cette notion de qualité d’agent est apparue, sous le terme d’« agency », peu après l’introduction de son approche par les capabilités (Sen 1980), mais présentée de façon indépendante dans un article abordant la liberté sous l’angle des droits et de la prise en compte des valeurs relatives à l’agent (Sen 1982b). Poursuivant sa critique du welfarisme, Sen défend l’idée d’évaluations conséquentielles, sensibles aux conséquences mais tenant compte des processus par lesquelles les conséquences sont obtenues, soit le respect des droits mais aussi et surtout l’importance de la qualité d’agent dans l’obtention des résultats. Or, si les droits renvoient à une perspective en termes de déontologie – entendue le plus souvent comme un système de valeur non propre à l’agent, mais propre à son environnement social –, l’évaluation de la qualité d’agent ou de son autonomie amène, quant à elle, sur le terrain des valeurs relatives à l’agent. Mais l’intégration de ces dernières dans l’évaluation peut être considérée comme une violation du critère de neutralité censé donner une validité scientifique à l’évaluation. Ce n’est pas l’avis de Sen (1982b) qui estime que la neutralité n’est ni fiable ni souhaitable, et qu’il faut plutôt chercher à rendre intelligible la relativité des valeurs de l’agent et leur prise en compte dans l’évaluation si l’on s’intéresse véritablement à la liberté31.

En introduisant le concept d’agency, Sen défend l’idée qu’une personne n’est pas simplement détentrice de droits, support d’une utilité ou récipiendaire de ressources ; une personne est un agent qui « exécute des actes », mais aussi qui « observe les actions et les résultats » (Sen 1982b, 21). Ce faisant, son objectif essentiel semble être de souligner l’importance du « rôle d’agent » de toutes les personnes, et non de les considérer comme des sujets passifs d’une évaluation. Comme l’a souligné Ricœur (2004, 226), Sen met au premier plan de sa réflexion éthique la capacité d’action de chaque personne, qui implique de reconnaître et de respecter sa capacité de concevoir des buts, des engagements ou des valeurs, et qui est à distinguer de son bien-être. Cependant, l’implication de ce primat du rôle d’agent sur le bien-être n’est pas, de notre point de vue, seulement de chercher à évaluer la liberté d’accomplir plutôt que les résultats accomplis grâce au concept de capabilité. Aussi, contrairement à Ricœur (2004, 231), nous pensons que la véritable révolution conceptuelle introduite par Sen se situe non pas du côté du couple « droits » et « capabilités »32, mais plutôt du côté du couple « obligations » et « capabilités ». Notre idée n’est pas de remettre en cause l’intérêt pour Sen de la capabilité comme information essentielle pour appréhender la justice sociale. Sen cherche bien à montrer la pertinence d’évaluations sociales centrées sur les capabilités personnelles, relativement à d’autres plus habituelles centrées sur le bien-être ou les moyens du bien-être, mais il ne cherche pas à imposer ce point de vue dans l’absolu et le figer dans le cadre d’une théorie de la justice. Surtout, nous voulons mettre en lumière que, dans l’idée de justice de Sen, les capabilités en termes d’obligations, et non plus seulement de droits signifient que la justice sociale n’est pas de la seule responsabilité de l’État, mais de n’importe quelle personne en mesure de faire quelque chose pour un tiers.

c) Se pencher sur les Dewey Lectures de Sen (1985b) consacrées au bien-être, à la question de l’agent et à la liberté, permet de mieux comprendre l’émergence de sa réflexion sur l’articulation possible entre liberté d’action et obligation. Cette lecture permet également de mieux saisir la conception de la personne, et en conséquence de sa liberté, au cœur de l’approche morale de Sen. Les Dewey Lectures sont en effet l’occasion d’un plaidoyer pour une intégration du rôle d’agent dans l’évaluation des états sociaux par une attention aux actions des personnes, et pas seulement à leur bien-être ou toute autre représentation de leur intérêt33. Selon notre lecture, il ressort de cet intérêt pour le rôle d’agent deux implications importantes pour l’approche morale de la personne. D’abord, il s’agit de reconnaître la responsabilité de chacun face au choix de ses actions, étant donné ses possibilités d’action (Sen 1985b, 182-3). Ensuite, il s’agit de prendre en compte la position de chacun dans l’état social, qui peut être rendue objective par une compréhension de sa situation en incluant ses objectifs, aspirations, loyautés, obligations et sa conception du bien au sens large (Sen 1985b, 203)34. En tout état de cause, la conception des personnes défendue par Sen pour toute analyse morale cherche à valoriser leur qualité d’agent plutôt que leur liberté de bien-être. La liberté de bien-être renvoie à une certaine définition de la capabilité que Sen (1985b, 201-6) questionne : pourquoi, si une personne n’a aucun souci de son propre bien-être, s’intéresser à la liberté de bien-être de cette personne ? Considérer d’emblée les personnes comme des agents responsables – et pas seulement vis-à-vis de leur propre vie mais aussi vis-à-vis de celle des autres – devrait nous amener plutôt à considérer leur liberté d’agent qui va au-delà de leurs opportunités de bien-être. Selon nous, ce changement définitionnel de la capabilité – de façon à saisir la liberté d’agent – ne doit pas être considéré comme un simple élargissement car c’est ici que nous pensons trouver la véritable révolution conceptuelle. En effet, les capabilités ne représentent plus dans ce contexte une forme d’avantage des personnes et il n’est plus possible de s’en servir pour mesurer des inégalités ou penser des redistributions. L’enjeu est ici tout autre et fait écho, comme le souligne Sen (1985b, 209, n. 4), à la distinction entre l’agrégation des intérêts et celles des jugements en théorie du choix social. Par exemple, lorsqu’on cherche à intégrer des préoccupations de justice en théorie du choix social, il peut y avoir du sens à envisager des comparaisons interpersonnelles si la base informationnelle représente les intérêts des personnes, mais pas s’il s’agit de leurs jugements sur le meilleur état social. En effet, dans le deuxième cas, leurs critères de jugement peuvent d’emblée inclure le souci d’autrui, de l’égalité ou en tout cas ne pas être centrés sur leur propre avantage.

Afin de clarifier les implications de ce changement définitionnel de la capabilité, il nous semble intéressant de reprendre une illustration donnée par Sen (1985b, 206-7). Imaginons une personne x qui apprécie de prendre sa pause-déjeuner au bord d’une rivière. Pendant qu’elle mange tranquillement son sandwich, une autre personne y se noie dans cette même rivière parce qu’elle ne sait pas nager. La personne x ne peut rien faire car y se trouve à plusieurs miles d’elle. Imaginons maintenant la situation contrefactuelle dans laquelle y se trouve juste en face de x, au lieu de se noyer seule au loin. Ce changement de situation modifie de façon importante la liberté d’agent de x puisqu’elle est maintenant en capacité de pouvoir sauver y. Si nous faisons l’hypothèse que x accorde une forte valeur au fait que y soit sauvée, elle peut décider de laisser son sandwich pour sauter dans l’eau froide de la rivière et empêcher y de se noyer. Dans cette situation contrefactuelle, le résultat final sera meilleur que dans la première situation du point de vue de x. Pourtant son bien-être a été considérablement réduit par rapport au déjeuner paisible dont elle pouvait jouir dans la première situation. Qu’en est-il de sa liberté de bien-être ? L’opportunité nouvelle de pouvoir sauver une personne en danger de mort n’augmente en rien la capabilité de la personne au sens de sa liberté de bien-être. On peut même considérer que cette opportunité nouvelle réduit sa liberté de bien-être puisque x n’est plus libre de manger tranquillement son sandwich. En outre, puisque la liberté d’agent inclut la liberté de bien-être, il faut considérer que la capabilité envisagée au sens large est affectée de façon contradictoire. Si en tant qu’agent, x valorise plus cette nouvelle opportunité que le simple fait de pouvoir déjeuner tranquillement, alors il y a un gain net en termes de liberté d’agent, ou de capabilité au sens large. Toutefois, cela serait une erreur, dans une perspective de justice, de considérer ce gain net comme un gain en termes d’avantage personnel. Autrement dit, la définition large de la capabilité en termes de liberté d’agent ne doit pas être comprise comme un élargissement de la conception de l’avantage personnel ou du welfarisme, mais très clairement une sortie de la perspective welfariste. La perspective nouvelle renvoie alors à la notion de « pouvoir effectif » que Sen introduit en fin d’article (1985b, 208) pour désigner le pouvoir d’obtenir les résultats que l’on choisit, non plus à celle d’intérêt ou d’avantage personnel. La notion de pouvoir effectif sera mobilisée de nouveau, comme nous l’avons vu, pour justifier sa proposition de théorie de la justice faisant appel à une conception de l’obligation non contractualiste (Sen 2010).

d) La capabilité peut ainsi représenter une façon de donner une portée conceptuelle à l’idée de qualité d’agent des personnes, en laissant une place à l’autonomie, à la diversité des valeurs et aspirations et à la responsabilité. Mais cette place n’a pas, jusqu’ici, été assez précisément définie et ses implications en termes de théorie de la justice sont encore difficiles à cerner. Sen lui-même ne favorise pas tellement la levée des difficultés en continuant à présenter la capabilité comme l’un « matériaux » possibles de la justice (Sen 2010), la situant dès lors sur le même plan que le bonheur, le bien-être, les biens premiers ou les ressources qui sont tous des représentations de l’avantage des personnes. Ce faisant, il participe du rétrécissement de l’interprétation du concept de capabilité, l’éloignant de la notion d’agency, et empêchant de saisir la révolution conceptuelle et théorique que sa perspective entraîne. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des commentateurs et théoriciens qui s’inspirent de ses écrits persistent à se situer dans un cadre de welfarisme formel (Baujard et Gilardone 2017).

Pour autant, nous avons montré que la liberté d’agent pour Sen ne se réduit pas à un ensemble d’opportunités de vie, mais inclut une certaine idée de la responsabilité en lien avec la morale de l’agent. Il reste néanmoins un certain nombre de tensions et de difficultés dans cette conception des capabilités en termes de liberté d’agent, et non de liberté de bien-être, qui représentent sans aucun doute des obstacles à sa mise en œuvre. Par exemple, Sen souligne souvent que l’aspect « agent » d’une personne est certainement celui qui est le plus influencé par son sens des obligations et sa perception d’un comportement légitime. Or, ces deux éléments peuvent contribuer à la persistance des inégalités (e.g., Sen 1990, 127). Dans ce cas, le sens de la responsabilité des personnes alimente les injustices plutôt que ne sert la cause du développement humain. Cette ambigüité inhérente à l’approche de Sen n’a jamais été levée, ce qui n’est pas surprenant étant donnée sa posture méthodologique : si l’idée qui sous-tend un concept possède quelque ambigüité essentielle, alors le concept doit saisir plutôt que cacher ou éliminer cette ambigüité (Sen 1993a, 33-4). Une façon d’envisager le problème pourrait être de distinguer, au sein de la qualité d’agent, ce que Sen appelle « inhibition du choix » (2005, 329) et ce qui relève de l’« engagement » d’une personne. Dans le premier cas, les influences sociales produisent un sens moral qui amène une personne à agir d’une façon qui ne correspond pas à ce qu’elle souhaite. Par exemple, si la norme sociale veut que les femmes sortent toujours voilées, une femme dont ce n’est pas le choix pourrait suivre la norme afin de ne pas subir de répression sociale. Dans le second cas, il est question de choix cohérent avec les valeurs ou les objectifs de la personne même si celui-ci ne va pas dans le sens de son propre bien-être. Par exemple, une personne peut choisir de mener une grève de la faim pour défendre une cause qui lui semble juste ou de jeûner pour raison religieuse, encourant des risques pour sa santé et détériorant manifestement son bien-être. La qualité d’agent est supérieure dans le second cas que dans le premier, même si on ne peut nier le fait que dans les deux cas la personne choisit son comportement35.

Le problème de la possibilité d’inhibition du choix renvoie à une problématique bien connue du welfarisme : tout comme l’utilité est une notion très malléable – en raison des problèmes de perception et des préférences adaptatives –, il apparaît ici que le choix d’une personne parmi les fonctionnements qui lui sont accessibles est plus ou moins conditionné par les normes sociales et les perceptions conventionnelles de légitimité. D’où l’importance de tenir compte, au-delà des capabilités d’accomplir différentes choses, de la capabilité de pouvoir choisir parmi les fonctionnements accessibles et de renforcer sa qualité d’agent. C’est à ce niveau que le raisonnement public peut avoir un grand intérêt : il peut permettre à chacun de mener une réflexion sur les normes sociales et les contraintes qu’elles font peser sur la liberté d’agent, que l’on soit du côté de ceux qui les imposent ou de ceux qui les subissent. L’un des enjeux centraux de L’Idée de Justice (Sen 2010) est justement de montrer que le raisonnement public et l’introspection peuvent se nourrir mutuellement dans un sens favorable au développement d’une puissance d’agir – incluant les actions engagées et limitant les choix socialement contraints – dès lors qu’une procédure d’impartialité ouverte est mise en œuvre36.

Conclusion

Nous avons montré que toute interprétation de l’approche par les capabilités de Sen en termes de welfarisme formel ne peut pas rendre justice aux implications théoriques de la conception morale, et non purement fonctionnelle, de la liberté chez Sen. Notre première ligne d’argumentation mettait principalement l’accent sur la capabilité comme représentation d’un « avantage » des personnes, afin de mettre à jour des situations d’asymétrie, autrement dit d’injustice. Mais contrairement à d’autres représentations de l’avantage personnel comme les ressources ou le bien-être subjectif, la conception d’indices de capabilités n’a pas pour seule vocation la mesure. Sa vocation est de susciter une réflexion collective, et a fortiori individuelle, sur ce qui compte le plus dans la vie des personnes, pouvant aboutir à revoir les priorités politiques. Une autre vocation est de susciter des enquêtes relatives à ce qui empêche certaines personnes de mettre en œuvre les fonctionnements de valeurs. Ce type d’enquête sociologique peut non seulement permettre de mieux mesurer des défauts de capabilité – en prenant en compte la nature contrefactuelle de la capabilité –, mais surtout d’apporter un éclairage compréhensif sur les obstacles aux libertés de certaines personnes utile pour les avancées sociales. En effet, mesurer ne dit rien sur les façons de remédier aux injustices : on ne redistribue pas des capabilités comme on redistribue des revenus.

Notre deuxième ligne d’argumentation pour sortir de la lecture des capabilités comme « métrique » ou même « matériau » de la justice était de rappeler que la capabilité n’est pas seulement envisagée par Sen comme une conception de l’avantage des personnes, mais aussi comme une sorte de pouvoir donnant lieu à une forme d’obligation vis-à-vis d’autrui. Ainsi, mieux articuler liberté et responsabilité – comme le suggère Sen dans ses derniers écrits et comme cela est présent dans ses écrits plus anciens sur la qualité d’agent –, apporterait dès le départ une dimension morale à l’approche par les capabilités. Par exemple, penser la capabilité comme une « puissance d’agir » sur le monde, et non plus simplement comme une fonction d’opportunités de vie, permettrait de relier « puissance de choix » et « conséquences des choix » de l’agent37. La liberté individuelle serait ainsi définie comme la façon dont l’agent fait face à ses responsabilités, ce qui ferait de lui ou elle une personne ancrée dans le monde contingent qui est le sien. En ce sens, on peut dire que la notion de qualité d’agent (agency) est une façon d’éclairer la personne en action et une façon de saisir sa liberté d’agir et d’assumer des responsabilités, et pas seulement de choisir.

Ce faisant, nous mettons en lumière la possibilité d’une place, dans l’approche par les capabilités de Sen, pour la notion de liberté morale et celles sous-jacente d’auto-contrainte et de pouvoir sur les autres ardemment défendues par les tenants d’une économie de la personne (Ballet et al., 2). Cette place s’obtient au prix d’une désidéalisation de la liberté individuelle, au sens où l’agent est moins défini par sa capacité à faire des choix librement que par sa capacité à être responsable de ses choix étant donnée sa position dans l’état social. Et ceci est particulièrement crucial dans le cadre d’une théorie de la justice qui ne peut plus dès lors être uniquement pensée en termes de « droits à » plus ou moins mécaniques, mais en termes de responsabilité morale promue par la définition de la capabilité comme « pouvoir effectif » (Sen 2008), ou « puissance d’agir » – comme nous l’avons appelée en référence à Ricœur (2004).

Remerciements

Nous souhaitons remercier ici Damien Bazin pour son invitation à participer à une session « capabilités » lors du 3 e colloque de philosophie économique (Aix-en-Provence, 15-16 juin 2016). Cette invitation était l’occasion de développer les arguments critiques énoncés dans une recension du livre de Ballet, Bazin, Dubois et Mahieu (2014), Freedom, Responsability and Economics of the Person (voir Gilardone 2015). La lecture de cet ouvrage ainsi que la discussion avec les auteurs a ainsi grandement stimulé les idées du présent article. Que soient également remercié.e.s Antoinette Baujard, Philippe Grill, Marc Laudet, Sophie Swaton et deux rapporteurs anonymes pour leurs commentaires et suggestions.

Notes

  1. Sen (2010b) par exemple se trouve encore contraint de discuter de la compétition entre les biens premiers et les capabilités comme alternative à l’utilité et précise bien que cette compétition concerne un champ limité d’un domaine lui-même spécifique : la question de la mesure de l’avantage individuel pour faire des comparaisons interpersonnelles systématiques (ibid., 242-3). Et il essaye tant bien que mal d’amener le lecteur vers des perspectives plus larges en évoquant ses différends avec Rawls sur d’autres questions. ↩︎
  2. L’idée que les attentes des commentateurs biaisent la lecture des travaux de Sen, et en particulier la place du concept de capabilité dans son idée de la justice, est déjà en partie démontrée par Baujard et Gilardone (2017). Cette première démonstration avait surtout vocation à distinguer base informationnelle et métrique de la justice et à établir qu’une théorie de la justice senienne ne peut pas être purement et simplement une théorie des capabilités. Il s’agit ici de poursuivre la démonstration en ajoutant quelques arguments contre la capabilité comme métrique systématique de la justice, puis en ouvrant une perspective dans laquelle la capabilité ne peut même plus servir de base informationnelle pour mesurer l’avantage personnel. Cette nouvelle perspective élimine radicalement la possibilité même d’une transformation de l’information sur les capabilités en métrique de la justice. ↩︎
  3. Notons toutefois que dans la même phrase Sen insiste sur l’importance de la réflexion sur les fonctionnements eux-mêmes afin qu’ils reflètent les aspects pertinents de la liberté. ↩︎
  4. L’usage du terme « fonctionnement » (functioning) renvoie à des connotations « mécaniques », qu’il faut cependant oublier – comme le souligne Paul Chemla, le traducteur d’Inequality Reexamined (Sen 2000a), car il désigne des façons d’être et d’agir des personnes. ↩︎
  5. Sen (1985a, 55) cherche à traduire formellement une façon de construire, sur la base des préférences individuelles, une mesure commune de l’avantage individuel en termes de capabilités – ce qui est un exercice bien différent de la construction d’une fonction de bien-être social permettant de comparer des états sociaux. Comme l’a rappelé Pellé (2009, 405), Sen explique que la différence entre les deux « provient de ce que les individus peuvent évaluer différents vecteurs de fonctionnements de façon similaire et émettre des évaluations radicalement différentes lorsqu’il s’agit de classer les états sociaux correspondants, et cela, en raison des différences de positions dont ils jouissent dans ces divers états ». Les implications de cette phrase sont tout l’enjeu du présent papier, puisque nous défendons l’idée que Sen n’envisage pas la capabilité comme la base informationnelle ultime pour comparer les états sociaux. En outre, la position occupée par les personnes nous amène à la question de la responsabilité éventuelle envers les autres, et donc à la formation de points de vue positionnels non strictement concernés par le sort de sa propre personne. ↩︎
  6. Voir notamment le débat dans la littérature autour du refus de Sen de fournir une liste de capabilités (e.g., Alkire 2002 ; Robeyns 2003 ; Nussbaum 2000 ; Sen 2004a ; Comim et al. 2008 ; Baujard et Gilardone 2017). ↩︎
  7. Comme l’ont noté Ballet et al. (2014, 16), il peut être tentant de dériver des normes à partir de valeurs, mais ce n’est pas parce que l’on considère que la liberté est une valeur importante que celle-ci doit automatiquement devenir la norme à l’aune de laquelle on prend toute décision sociale. Ce serait le cas, selon eux, avec l’approche par les capabilités dès lors qu’elle sert à fonder une théorie de la justice. ↩︎
  8. Sen (2010a, 284] rappelle que c’est bien sa perspective de départ lorsqu’il introduit le concept (Sen 1980). Il ajoute juste après : « il s’est vite avéré que la perspective des capabilités pouvait avoir une implication beaucoup plus large ». La deuxième hypothèse que nous formulerons correspond à cet élargissement, même si nous verrons qu’il s’agit plus d’une rupture que d’un élargissement. ↩︎
  9. Remarquons cependant la proposition de Martins (2006) d’interpréter la capabilité comme un pouvoir causal au sens du réalisme critique de Tony Lawson. Cette interprétation lui permet de clarifier la portée du concept non seulement comme finalité éthique dans le cadre de l’économie du bien-être, mais aussi comme moyen du développement dans la mesure où ce pouvoir causal permet les transformations sociales. Cette lecture de Martins nous semble particulièrement éclairante et rejoindre à bien des égards la nôtre, notamment avec l’idée que le déplacement essentiel opéré par Sen vers « l’espace des potentiels, des pouvoirs et des capacités » implique « des présupposés philosophiques et méthodologiques radicalement différents pour l’analyse économique » (ibid., 679). Toutefois en 2006, Martins pouvait difficilement faire le lien entre la capabilité comme pouvoir causal et la question de l’obligation morale ou de la responsabilité personnelle puisque Sen ne commence explicitement à le faire qu’en 2007 (voir II. a). Or, ce lien que nous allons explorer ici permet de dégager des implications philosophiques et méthodologiques nouvelles. ↩︎
  10. Baujard (2016) montre que le welfarisme formel – cadre théorique standard en théorie du choix social où la réflexion porte sur les règles d’agrégation d’un matériau prédéfini – est devenu assez typique de la façon dont on pense plus généralement la justice aujourd’hui. ↩︎
  11. l s’agit d’un théorème d’impossibilité formulé dans les termes axiomatiques de la théorie du choix social telle qu’elle fut fondée par Arrow (1963). Ce théorème donne une expression formelle à la possible impossibilité d’allier une condition de sphère privée pour la liberté des personnes et le principe de Pareto. Il montre que, dans certaines circonstances, les principes d’évaluation sociale fondés sur les droits peuvent entrer en conflit avec ceux fondés sur les préférences. Le paradoxe libéral parétien représente ainsi une première tentative de renouer avec la notion de « droits », sans quitter le formalisme arrovien, et d’introduire dans la théorie du choix social une autre information que les seules préférences individuelles. Pour plus de précisions sur ce théorème et la littérature qui en a découlé, voir par exemple Igersheim 2004, chap. 4 ou Gilardone 2007, 261-78. ↩︎
  12. Sen (2005, 325) souligne qu’à l’époque son objectif n’était pas d’« axiomatiser quoi que ce soit comme étant les exigences de la liberté mais seulement d’identifier une des implications de telles exigences ». Et l’implication essentielle est alors de contester la toute-puissance du principe de Pareto, toute-puissance qu’il ne cessera par la suite de fustiger tant la plupart de ses collègues « semblent réagir à toute violation du principe de Pareto comme si l’on attaquait cruellement leur mère » (Sen 1993b, 280). ↩︎
  13. L’étude des inégalités de genre est fortement mobilisée par Sen (e.g., Sen 1990, 2009) pour justifier ce point. Il montre en effet que les graves inégalités persistent généralement en raison de leur acceptation par les victimes, et le fait qu’elles deviennent souvent des complices de l’ordre établi à leur défaveur. C’est par exemple le cas des femmes indiennes de familles pauvres qui se sacrifient pour donner plus de nourriture et de soin aux hommes de la famille, éduquant leurs filles en ce sens également. L’idée de Sen est que la mise en lumière de défauts relatifs de capabilité peut faire évoluer les mentalités dans un sens qui soit moins défavorable à une partie de la population. ↩︎
  14. Sen avait dans un premier temps pensé ce dépassement du ressourcisme pour prendre en compte les « cas difficiles » tels que ceux des personnes ayant des handicaps, des besoins spéciaux en matière de santé, ou des déficiences mentales ou physiques (Sen 1980, 215). Par exemple, centrer l’analyse sur l’accès aux ressources permettant de se déplacer ne permet pas de connaître la capabilité de déplacement pour une personne avec un handicap physique. Cette volonté d’aller au-delà des ressources est encore renforcée par l’analyse des inégalités de genre qui montre bien que non seulement la répartition des ressources au sein d’une famille se fait d’une façon défavorable aux femmes, mais qu’en outre l’usage qu’elles peuvent en faire n’est pas toujours aussi développé que pour les hommes (Gilardone 2009). Là encore, on peut penser à la conversion d’une ressource telle qu’une bicyclette ou une voiture en capabilité de déplacement qui n’est pas égale entre hommes et femmes dans certaines sociétés où ce fonctionnement est interdit aux femmes (Sen 1982a, 30). Le film de la saoudienne Haifaa Al Mansour, Wadjda (2012), illustre cette situation de façon éloquente. ↩︎
  15. Notons cependant que Sen a parfois été ambivalent à cet égard. Il justifie à plusieurs reprises le rétrécissement de l’analyse aux fonctionnements réalisés, principalement en arguant du fait que, concernant les capabilités de base, il y a peu de chance qu’un individu ne saisisse pas les opportunités dont il dispose (e.g., Sen 1984, 522 ; Kynch et Sen 1983, 366). ↩︎
  16. Sen (2010a, 292-5) insiste sur le caractère non-commensurable des différentes capabilités importantes et sur le rétrécissement de l’analyse qu’impliquerait le choix d’une unité commune pour comparer différentes options. Sa perspective requiert donc de dépasser ce qu’il nomme « la peur du non-commensurable ». ↩︎
  17. Sen (2004b) avait déjà montré que le concept de capabilité ne permettait pas de traiter correctement l’aspect processus de la liberté, et qu’il était surtout utile pour saisir l’aspect opportunité de la liberté. Il indique donc qu’il est nécessaire, dans une perspective de justice, de compléter l’approche par les capabilités par une considération de l’équité face aux procédures pouvant être invoquées par les personnes, ou aux moyens qu’elles peuvent mobiliser. Par exemple, le fait que les femmes aient une capabilité plus importante que les hommes à vivre longtemps ne doit pas nous empêcher de voir comme un défaut de liberté leur moindre accès aux soins de santé (Sen 2004b, 336). ↩︎
  18. Dès la préface, Sen souligne que, pour l’essentiel, la théorie de la justice qu’il explore dans cet ouvrage est concernée par le raisonnement et l’examen impartial sur la base d’arguments concurrents, d’expériences et de connaissances diverses (2010a, 14-5). Le concept de capabilité apparaît dans cette préface uniquement entre parenthèses (2010a, 13) – au même titre que les libertés, les ressources, le bonheur, le bien-être – comme une base informationnelle possible pour fonder un jugement sur la justice. Et lorsqu’il présente de façon plus détaillée son approche par les capabilités, il insiste fortement sur l’idée que « [d] ans une évaluation réfléchie, il faut raisonner sur l’importance relative, et pas seulement compter » (2010a, 295, nous soulignons). ↩︎
  19. Sen (2006, 87-8) souligne que, contrairement à Sugden (2006), il ne croit pas que sa position de théoricien de l’éthique [ethical theorist] l’autorise à penser qu’il sait mieux que n’importe quel individu ce qui est bien pour lui, encore moins ce que la société doit choisir. À revers de cette philosophie politique qu’il qualifie de « monstrueuse », il prône le choix démocratique prenant en compte la parole des minorités, et non fondée sur la règle majoritaire – inacceptable selon lui. ↩︎
  20. Sen s’est beaucoup inspiré de la distinction élaborée par Berlin (1969) entre « liberté négative » et « liberté positive » pour montrer les implications du concept de capabilité (Igersheim 2004, 95-108 ; Gilardone 2007, 90-2). Pour Sen (1991, 8), « la liberté, considérée en termes “positifs”, représente ce qu’une personne, toutes choses prises en compte, est capable, ou incapable, d’accomplir. […] En revanche, la conception “négative” de la liberté met au premier plan l’absence d’entraves à la liberté, entraves qu’un individu [ou l’État ou d’autres institutions] peut imposer à un autre […]. » Le concept de capabilité a vocation à recouvrir les deux conceptions de la liberté : la liberté formelle et l’ensemble des conditions de son exercice en intégrant dans l’analyse des caractéristiques personnelles et sociales. ↩︎
  21. À cet égard on peut se référer aux travaux de Comim (2001). Ce chercheur a identifié 4 séquences dans la mise en œuvre de toute approche d’évaluation : 1) l’élaboration de concepts théoriques ayant une signification empirique potentielle ; 2) la transformation de ces concepts en variables empiriques ; 3) l’utilisation de ces variables dans une analyse qualitative ; et 4) l’utilisation de ces variables dans une analyse quantitative. Or, de son point de vue, l’approche par les capabilités possède la particularité d’exiger pour chaque application de toujours passer par la première séquence, qui suppose une enquête sur le contexte et la nature de l’objet d’étude, sans aller nécessairement jusqu’à la quatrième. Son analyse va dans le sens de la nôtre, au sens où elle montre bien que la capabilité n’est pas une métrique, au même titre que l’utilité, et que sa vocation peut être autre chose que la mesure. Comim souligne également la nécessité de l’enquête qu’il voit comme un préalable à toute mise en œuvre de l’approche. ↩︎
  22. La nature contrefactuelle de l’approche par les capabilités renvoie en particulier à deux aspects : 1) la prise en compte du fait qu’une personne « peut avoir beaucoup de liberté, sans pour autant accomplir beaucoup » (Sen 1987a, 1) ; et 2) l’examen de « ce qui pourrait censément être observé si quelque chose était différent » (Sen 1982a, 359). Sur le deuxième point, on peut penser à des hypothèses telles qu’un conditionnement social moins conservateur, une absence de pression des familles à se comporter de telle ou telle façon traditionnelle, une connaissance de ce qui se passe au-delà des confins de sa propre société, un meilleur accès à la littérature scientifique ou politique – pour reprendre des exemples souvent cités par Sen (e.g., Sen 2010a, 103, 477-82). ↩︎
  23. Pour plus de précision sur la façon dont Sen s’inspire de Smith pour proposer une nouvelle procédure de choix collectif impartial, voir Bréban, Gilardone, Walraevens (2015). ↩︎
  24. Cela nous semble particulièrement dommageable, au sens où cette perspective pourrait utilement contribuer la construction d’une économie de la personne, dans laquelle la responsabilité caractérise l’agent avant même sa liberté (voir Ballet et al. 2014). ↩︎
  25. Notons cependant que Davis (2015) propose une réflexion assez proche en s’intéressant à l’aspect processus de développement des capabilités, qu’il appréhende via les capacités d’action des agents sur leurs propres capabilités. C’est de cette façon qu’il considère que la qualité d’agent peut être traitée dans l’approche par les capabilités. Cependant, son propos attire l’attention sur la notion de « capabilité collective » réfutée par Sen (2010a, 298-302), et non sur celle de responsabilité personnelle comme nous allons le faire ici dans une lecture que nous pensons plus fidèle aux intentions méthodologiques et morales de Sen. ↩︎
  26. Nous adaptons ici l’expression utilisée par Ricœur (2004, 233) pour traduire le concept de qualité d’agent (agency) et non de capabilité. ↩︎
  27. Nous faisons référence au texte présenté par Sen lors de la première « Mahbub ul Haq Memorial Lecture » de l’Association pour le Développement Humain et la Capabilité, à New York le 19 Septembre 2007, et publié en novembre 2008 dans la revue de l’association. Sen est alors en pleine rédaction de son ouvrage L’Idée de Justice, dans lequel il cherche à proposer une théorie de la justice alternative à la théorie contractualiste de John Rawls. Il annonce une discussion plus riche sur la nature, la portée et la pertinence du lien entre responsabilité et pouvoir effectif dans l’ouvrage à venir, même si l’essentiel est d’après lui reporté dans cet article (Sen 2008, 334-5). ↩︎
  28. Rappelons que la notion de « développement humain » s’inscrit dans le cadre théorique de l’approche par les capabilités de Sen. Pour une discussion plus approfondie sur le lien entre l’approche par les capabilités de Sen et le lancement du premier Rapport sur le Développement Humain, voir par exemple Gilardone 2007, 114-8 ou Tadashi 2017. ↩︎
  29. L’éthique qu’il défend ici renvoie à une conception Bouddhiste (Sen 2008, 335-6). L’idée est illustrée de la façon suivante : puisque nous (en tant qu’espèce) sommes bien plus puissants que les autres espèces, nous avons une responsabilité envers les autres espèces précisément en raison de cette asymétrie de pouvoir, tout comme la mère – aujourd’hui on remplacerait volontiers la mère par le parent – a une responsabilité envers son enfant pour cette même raison. Notons que l’illustration dépasse le simple développement humain, en incluant un souci pour la capabilité des espèces non-humaines. Si cette préoccupation est assez centrale chez Nussbaum (2011, 18), cela reste assez peu développé chez Sen et, conformément à sa posture éthique, l’importance attachée à cette question ne peut être que le résultat du raisonnement public démocratique. ↩︎
  30. La supériorité de l’approche par les capabilités sur l’utilitarisme dans sa capacité à intégrer la problématique de la responsabilité envers autrui est de nouveau répétée dans L’Idée de Justice (2010a, 45). C’est également un aspect qu’il souligne dans notre conversation de 2010 pour appuyer sa critique du welfarisme : « Sometimes we make a sacrifice for others not on the grounds that that would make us happier or more fulfilled or have greater well-being, but because it’s something I want to do, even at the cost of myself. And it did seem to me that therefore there has to be some idea of freedom, of capability, and related to it the power to influence your life and the lives of others in the direction in which you want to go. » (Baujard, Gilardone et Salles à paraître). ↩︎
  31. C’est en ce sens que Sen (1982b) s’oppose à l’idée d’une fonction universelle d’évaluation des résultats G(x), mais propose plutôt de distinguer Gi(x), la valeur morale de l’état x du point de vue de la personne i, et Gj(x), la valeur morale du même état du point de vue de j. Son idée pour rendre intelligible la relativité morale des points de vue est de clarifier la position de chacun dans l’état social considéré (Baujard et Gilardone 2016). ↩︎
  32. Il est vrai que Sen lui-même (1982b, 3) explore la piste des droits à certaines « capabilités » afin de mieux prendre en compte la qualité d’agent des personnes dans les évaluations sociales et de montrer la supériorité de cette approche par rapport au welfarisme. C’est ce qui amène Ricœur (2004, 231) à « mettre l’accent sur une conception de la responsabilité sociale qui fait de la liberté individuelle l’objectif premier de la justice » et à considérer en retour la liberté comme « élément d’évaluation des systèmes sociaux ». ↩︎
  33. En ce sens, les Dewey Lectures confirment notre thèse selon laquelle Sen appelle à dépasser non seulement le welfarisme, mais également le welfarisme formel – même s’il n’exprime pas l’idée sous cette expression qui n’existe pas encore. À ce moment, il indique que les actions peuvent être prises en compte si cela n’est pas empêché par le welfarisme ou toute autre contrainte informationnelle (Sen 1985b, 182). ↩︎
  34. Nous ne développerons pas plus l’interprétation positionnelle des points de vue personnels et la conception de l’objectivité défendue par Sen, car cela n’est pas exactement notre sujet ici. Nous renvoyons sur ce point à Baujard et Gilardone (2016) qui montrent que la notion de point de vue positionnel est une rupture essentielle avec le concept de préférence subjective, utilisé de façon standard en économie, tout en laissant une place importante aux sentiments des personnes. ↩︎
  35. La tension apparaît également dans un passage de L’Idée de Justice où Sen justifie son refus de parler de « capabilités collectives » et en insistant sur l’idée que les capabilités sont les attributs d’individus : « Quand quelqu’un pense, choisit, agit, c’est évidemment lui qui le fait – pas un autre. Mais il serait difficile de comprendre pourquoi et comment il se livre à de telles activités si l’on avait aucune idée de ses relations à la société. » (Sen 2010a, 300). Autrement dit, si ce sont bien des personnes qui agissent, l’influence de la société est profonde et omniprésente. ↩︎
  36. Pour une explication de la façon dont la procédure de raisonnement public préconisée par Sen (2010a) permet de se distancer des normes sociales, de mettre en lumière les pressions locales, et ainsi de faire évoluer les mentalités dans un sens plus favorable à la justice, voir Bréban, Gilardone, Walraevens (2015). ↩︎
  37. L’expression « puissance d’agir » est utilisée par Ricœur (2004) pour définir le concept d’agency. Nous avions vu par ailleurs que Canto-Sperber avait, quant à elle, défini le concept de capabilité par « puissance de choix ». Dans la deuxième partie de ce papier, nous avons montré qu’il était justifié de définir la capabilité en tant que tel comme « puissance d’agir » de façon à mieux rendre compte des idées d’autonomie et de déontologie contenues dans l’idée plus générale de qualité d’agent. Cela revient, selon nous, à intégrer les conséquences des choix (du point de vue de l’agent) dans le tableau qui jusque-là n’avait tendance qu’à représenter la puissance de choix. ↩︎

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